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 Jean Louis Bouquet ou les ténèbres de l’Au-dedans. Lacassin

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ElricWarrior
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MessageSujet: Jean Louis Bouquet ou les ténèbres de l’Au-dedans. Lacassin   Jean Louis Bouquet ou les ténèbres de l’Au-dedans. Lacassin EmptyMer 3 Jan - 16:14

Jean Louis Bouquet ou les ténèbres de l'Au-dedans
         Par Francis Lacassin
         (Préface de Mondes noirs, coll. Les Maîtres de l'Etrange et de la Peur, UGE, 4ème trimestre 1980)



         A Philippe Mellot et Frank Sérac qui ne l'ont pas connu mais qui l'ont secouru.

         Aux sous-sols de la Conscience.

         « Cette pénombre de l'Au-dedans, mon esprit s'y trouve accou­tumé. Il s'y retranche même volontiers pour s'abandonner aux spectacles, intimes et nuancés, de la mémoire ou de l'imagina­tion.
         « Les récits que l'on dit fantastiques, et desquels on n'attend souvent qu'un frisson, ne peuvent-ils être, parfois, une algèbre où se transposent des problèmes intérieurs si obscurs qu'ils ne se laissent pas aisément résoudre, ni même poser, dans les normes classiques ? »
         Par ces mots empruntés aux préfaces du Visage de feu et des Filles de la nuit, J.L. Bouquet (1898-1978) nous donne les clés de son royaume intérieur couleur de ténèbres. Pour lui, le fantastique n'est pas une excursion dans les sites classés de l'au-delà, mais « une visite aux sous-sols de la conscience et à leur faune hagarde ». Il réalise la mise en scène de passions et de comportements relevables hier de l'exorciste et aujourd'hui du psychanalyste. Mais en rendant possible l'intervention du second, il n'entend pas se priver des lumières du premier. Bou­quet a su adapter le fantastique à la pensée logique d'une société industrialisée sans le couper de ses fondements occultes ou mys­tiques. S'il les évoque, c'est sans jamais céder à l'archaïsme auquel, avant lui, on réduisait souvent ce genre littéraire. Par un subtil équilibre entre le modernisme et la tradition, le jeu des forces obscures qu'il met en scène peut recevoir, au gré du lecteur, une interprétation mystique ou une explication rationa­liste.
         En quoi consiste son modernisme ? D'abord par le rejet de tous les artifices et épouvantails destinés à faire frémir le lec­teur ou à ranimer une intrigue défaillante : châteaux labyrinthiques, cimetières aux tombes béantes et autres décors rares ou ruinés, monstruosité des personnages, fantômes tapageurs.
         « Le Fantastique n'a pas seulement pour objet la production de petites machines à faire peur », déclarait-il, en 1959, à la revue Montpellier-Etudiant. Et il précisait à mon intention en 1963 :
         « ...Un sujet doit d'abord être — ou sembler — crédible ; même si, ensuite, le lecteur le range dans la pure fiction. Mon premier souci est donc de choisir un milieu, un décor, des per­sonnages (excentriques peut-être, mais...) ayant des aspects, des traits qui rendent leur emploi vraisemblable [[]...]. Lorsque la vraisemblance est créée, alors la percée, la crevée de l'irration­nel produit un effet plus vif.
         « Que le lecteur soit un peu contaminé par la terreur vague qui assaille les héros devant un péril inexplicable, c'est admissible. Mais il y aurait abus à rechercher l'horreur pour l'horreur. »
         Donc, des décors quotidiens. A quelques exceptions près (une île volcanique dans Naamâ ; les horizons ruraux du Morvan dans Asmodaï) il s'agit d'extérieurs urbains. Le plus souvent Paris, dont le gigantisme anonyme est nuancé par le choix de quartiers personnalisés : Passy, Auteuil ; et surtout le Marais, son lieu de prédilection, où il est né. Pour intérieurs, des studios et appar­tements confits pour célibataires claustrophiles, bourrés de livres ou de bibelots désuets ou antiques, abrités par des cours ou des lacis de couloirs (Les filles de la nuit, Les pénitentes de la Merci). L'unité d'habitation ne dépasse jamais la dimension d'une villa cossue sur les hauteurs de Nice (La recluse de Cimiez, Caacrinolaas), d'un petit manoir provincial (La figure d'argile, Alastor), d'un modeste hôtel particulier (Alouqa ou La comédie des morts).
         La faune qu'ils abritent se situe dans la même dimension sociale : professeurs, médecins, archéologues, écrivains, éditeurs, hommes d'affaires, rentiers, paysans ; les plus au-dessus de la moyenne étant deux artistes : peintre et musicien. Si l'un des personnages participe de quelque discrète fonction magique, c'est revêtu d'un aspect pittoresque (le fabricant de marionnettes des Filles de la nuit) ou folklorique (le rebouteux d'Asmodaï ou le Piège aux âmes) qui ne heurtent pas la raison. Voilà le cadre où va se produire la percée de l'Irrationnel : terme préféré par Bouquet à celui de Surnaturel, trop chargé d'implications tradi­tionnelles.
         Presque toujours l'Irrationnel prend chez lui la forme de l'Insane. Le comportement de tel ou tel personnage se met brus­quement à déraper : ils agissent ou pensent de façon aberrante, extravagante. Ils donnent des signes de folie, haïssent des êtres chers, envisagent leur meurtre, s'abandonnent à de curieuses superstitions ou aux appels d'un érotisme pervers.
         Quelques exemples. Le professeur Klapp, psychologue remar­quable et vénérable, est éventré par une prostituée qu'il avait initiée à des pratiques masochistes ; crime suivi du suicide, par défenestration, de la coupable (Les pénitentes de la Merci). Le musicien Gilbert Maufrond se met à haïr sa femme et l'enfant qu'elle porte. Et tandis qu'elle l'accuse de vouloir l'assassiner, il se suicide (Alastor ou le visage de feu). Certains jours, Chris­tine Amyel erre dans les rues du Marais en croyant revivre les menaces et les angoisses subies par son aïeule Calliste, un siècle et demi plus tôt, pendant la Révolution de 1789 (La fontaine de Joyeuse). Ludovic poète raté, râpé et sédentaire se mue en un mégalomane agité, doublé d'un voleur, après avoir contemplé un antique miroir magique. A sa surface de métal poli affleurent parfois les visages et décors reflétés pendant des dizaines de siècles. Ludovic a vu se dessiner les traits du poète célèbre qu'il était dans l'Antiquité. Et l'employé modèle, après avoir dérobé le miroir, s'enfuit à la recherche des lieux jadis témoins de ses triomphes littéraires (Assirata ou le miroir enchanté).
         « Ce qui est certain, c'est que mes affabulations même extra­vagantes ne sont pas gratuites. J'essaie d'y fixer dans des formes imagées certaines anxiétés que chacun, sans doute, porte en soi plus ou moins consciemment. »
         II est facile, en effet, d'expliquer ces comportements aber­rants mais banals au regard de la psychopathologie, sans recou­rir au surnaturel. A la base du meurtre du professeur Klapp : le remords d'avoir repoussé l'amour d'une jeune cousine qui a fini par se suicider. Remords qu'il expie par un comportement masochiste jusqu'au jour où une partenaire en arrive, devant l'escalade de ses exigences, à prendre son rôle trop au sérieux.
         Gilbert Maufrond est obsédé par le souvenir de la mort hor­rible de son père : il l'a provoquée par accident. Et le secret de sa responsabilité — qu'il n'a révélé à personne — est à l'origine de son comportement aberrant. Il soupçonne sa femme d'avoir découvert son secret : d'où sa haine envers elle. Chez Christine Amyel, dont le corps et l'esprit se meuvent dans deux espaces temporels différents, il est inutile d'explorer les sous-sols de la conscience tant l'explication est évidente : dédouble­ment ou dissociation de la personnalité. Quant au poète Ludovic, sa raison a cédé sous les coups conjugués de la frustration, de l'ambition et de l'orgueil trop longtemps refoulés.
         A s'en tenir à ce point de vue rationaliste, l'œuvre de J.L. Bou­quet ne relèverait plus du fantastique. Aussi, par une interfé­rence de la dimension psychologique et de la dimension mysti­que, ménage-t-il deux interprétations possibles. Et parfois trois : comme dans Assirata ou le miroir enchanté où un savant hébraïsant tente de dissuader Ludovic de croire aux pouvoirs magiques qu'un démon nommé Assirata aurait donnés au miroir.
         « Mais ce ne sont pas les profondeurs du passé que reflète le miroir, c'est un gouffre intérieur, perpétuelle voie d'invasion des formes et des substances, et qui n'y peuvent atteindre que par la croulée de votre raison. Dans cette prétendue rétrospective si flatteuse, vous devriez bien plutôt et bien plus simplement reconnaître une tentative de justification et de soulèvement de vos désirs, de vos instincts — de votre orgueil aussi ! — décidés à s'insurger contre la réalité, contre le sort, contre l'ordre même divinement assigné à votre existence. »
         Trois explications possibles découlent de ce sermon nuancé. Une approche fantastique subdivisée en deux variantes : mer­veilleuse : le miroir a bien le pouvoir de fixer le temps qui passe et les hommes qui le vivent ; ésotérique : c'est une illusion sug­gérée par un démon spécialement proposé à ce genre d'aber­rations. Approche psychologique : Ludovic est abusé par son propre orgueil, par les fantasmes avec lesquels son inconscient assouvit cet orgueil.
         La dimension ésotérique fait intervenir chez Bouquet une puissance démoniaque. Et non pas diabolique. Nuance précisée par plusieurs des personnages :
         « ...le Diable n'existe point dans la forme philosophique que prétendent lui donner les hommes. Il n'y a que les esprits, assez divers par leur nature, dans leurs principes et leurs hiérarchies ». (La figure d'argile). Quant à identifier ou dénombrer ces dé­mons, véritables ouvriers spécialisés du maléfice, que dissimulait l'épouvantail démodé du Diable, l'abbé Loisnier constate : « Ils sont trop, même si l'on écarte les traditions popularisées par le célèbre Wierus, qui les répartissent en six mille six cent soixante-six légions. » (Alastor ou le visage de feu).
         Même lorsqu'il recourt aux sources traditionnelles du fantas­tique, l'auteur du Visage de feu ne peut s'empêcher d'innover. Avant lui, les auteurs peu versés dans l'angélologie se conten­taient de faire appel à l'épouvantail uniforme du Diable ; Bou­quet, pour satisfaire à des exigences dramatiques plus subtiles, va le remplacer par une équipe de démons spécialisés.
         Le diable, en tant que poncif folklorique, intervient une seule fois dans l'histoire considérée par lui comme « la plus ésotérique de mes affabulations ». Et, peut-on ajouter : la moins carac­téristique de son inspiration. Mais pouvait-on demander au rebouteux de Asmodai ou le piège aux âmes, et à ses clients paysans, de renoncer à leurs grimoires de sorcellerie, pour étu­dier les exégètes hébraïques de la Cabbale ?
         Pourquoi avoir choisi d'exprimer le surnaturel par la dimen­sion ésotérique au lieu d'une dimension magique ou merveilleuse prolifique en monstres et prodiges ? « Parce qu'un fond de mys­tique occidentale me contraint à faire entrer mes propres thèmes dans le système de mes croyances traditionnelles. Selon la tra­dition judéo-chrétienne, tout ce qui n'est pas d'ordre divin est démoniaque... »
         Si Bouquet est sans doute l'un des premiers à adopter une telle attitude dans le domaine de la littérature fantastique, la psychanalyse l'avait précédé dans son propre domaine. Pour décrire l'amour d'un fils pour sa mère — assorti d'une haine envers le père — ne fait-elle pas appel à la légende d'Œdipe ? Avec la caution de Freud, et surtout de Jung, Bouquet est donc fondé à écrire dans son ultime nouvelle, Naamâ :
         « Les mythes, ou leurs plus complexes dessins, deviennent des grilles révélatrices, lorsqu'on les applique sur les énigmes de nos passions, de notre âme, de notre vie, de notre mort néces­saire. »
         Ce postulat admis, il ne reste plus qu'à identifier le mythe, l'esprit, le démon correspondant à la passion mise en jeu et à l'intégrer dans une logique dramatique. Préposé du châtiment des orgueilleux (dont le poète Ludovic est la victime), Assirata hante tout naturellement les miroirs « où se puisent les illusions agréables ».
         « Assirata est une figure maléfique qui préside aux songes comme aux songeries, qui les enduit de couleurs tentatrices, qui flatte nos vanités ou console nos sommeils par ses tableaux trompeurs. Et derrière elle se tiennent d'autres esprits bien plus puissants et pernicieux, tout prêts à entraîner notre orgueil vers le délire. »
         Selon l'abbé Loisnier, Gilbert Maufrond est persécuté par Alastor, « l'esprit mauvais de la vengeance, une manière de Némésis ravalée par son caractère haineux et bestial. De bons auteurs l'identifient avec Azazel, l'être mystérieux que mentionnent les Ecritures et que l'on conjurait, chaque année, en précipitant un bouc, paré de rubans écarlates, dans le gouffre de Beth-Cha-douda. Alastor est l'instrument de la justice, mais il déchire par volupté. On dit encore, ceci sous réserve, qu'en ses heures de victoire, il aime paraître dans une gloire de feu ».
         Dans son enfance, Maufrond a été traumatisé par un vieux portrait d'Alastor que son père l'obligeait à contempler en puni­tion de ses sottises. Longtemps après la mort du père, le fils croit reconnaître les traits d'Alastor dans les nombreux visages que peint sa femme, comme pour lui rappeler le meurtre de son père : pourtant elle n'a jamais connu le vieux tableau qui a été détruit. Le jour où Laurence Maufrond voit flamboyer le visage d'Alastor sur le mur de sa chambre, signe du proche triomphe du démon de la vengeance, son mari a pour seule issue le sui­cide. Cet éphémère visage flamboyant est l'une des rares maté­rialisations d'un démon dans l'œuvre de Bouquet ; encore peut-il s'agir d'une hallucination de Laurence ou d'un mensonge forgé par elle. Mensonge ou hallucination nés de la description de ce démon donnée par l'abbé Loisnier.
         Dans Asmodaï ou le piège aux âmes, l'auteur laisse flotter au­tour de l'obsédé « une sorte de double maléfique [[]qui] devient fu­gitivement visible [[]...] et, dans Les filles de la Nuit, le double du modeleur ». Les trois seuls cas — d'ailleurs suspects en raison de la subjectivité des témoignages — où l'auteur ait permis au lecteur d'entrevoir l'esquisse fugitive ou discrète d'un démon.
         Une sobriété exemplaire dans un genre où l'un des moyens de ranimer une action léthargique est de visualiser l'invisible et nommer l'indicible avec une abondance de détails sensationnels. Mais sobriété logique chez un auteur pour qui les démons ne sont que les anciens noms de passions humaines dont le théâtre naturel est l'espace intérieur. Et puis, pourquoi prendre tant de soins pour accréditer la vraisemblance et la ruiner ensuite par des intrusions qui tournent vite à la mascarade. Enfin expli­citer le surnaturel en le matérialisant, c'est prendre parti, donc anéantir l'ambiguïté spécifique du fantastique et lui substituer le merveilleux ou la fable.
         Réfugiés dans l'invisible, les démons n'en sont que plus à l'aise pour conduire leur victime jusqu'à la tragédie. Deux voies s'offrent à eux, selon la règle du jeu acceptée par Bouquet « et basée sur ce postulat traditionnel : le démon tout en ayant une existence propre, peut pénétrer l'humain, s'y incorporer, ou l'obséder du dehors ».
         Dans le premier cas, le démon s'introduit dans le corps du sujet, parle et agit à sa place. C'est le phénomène classique de possession tel que l'ont enregistré d'innombrables procès de sorcellerie dont le plus célèbre est celui des Ursulines de Loudun. (Ce procès en particulier, avait inspiré à Bouquet une nouvelle l'Abbaye aux Dames restée inachevée.)Phénomène dans lequel la psychanalyse voit un dédoublement et une dissociation de la personnalité. Il apparaît dans Alouqua ou la comédie des morts, la possédée étant Araxe, dans Naamâ ou la dive inces­tueuse.
         Et surtout dans Caacrinolaas. Ce démon à tête de chien a possédé le malheureux Charlie Peyrès un soir où, vaguement éméché, il s'est collé des oreilles de chien pour se rendre à un dîner costumé. Parlant par la bouche de Peyrès, le démon décrit en détail le meurtre qu'il va commettre sur la personne de sa maîtresse Nadine Gordski. Un témoin de cette confession pré­monitoire la mettra à profit pour assassiner selon la même tech­nique sa propre femme.
         Caacrinolaas, s'il existe, a donc inspiré, conformément à sa mission, deux meurtres. Ici l'issue rationaliste est ménagée grâce à la personnalité du mari, Gordski. Adepte de sciences occultes, il aurait hypnotisé son rival pour faire de lui un meurtrier. C'est du moins ce que prétend l'ami du malheureux.
         Aucune intervention hypnotique n'est à l'origine du compor­tement aberrant de l'héroïne de La fontaine de Joyeuse, mais « une dissociation, un dédoublement comme disent quelques-uns ! C'est alors qu'il lui advient, rêvant tout éveillée, de se croire une autre femme : exactement l'une de nos lointaines aïeules : nommée Calliste, qui mena pendant l'autre siècle une existence agitée. Christine, en ces moments-là, évolue au milieu des morts, pour revivre certaines aventures de Calliste... ».
         Après ces propos, acceptables par le plus farouche des ratio­nalistes, la sœur de Christine en tiendra d'autres qui exaltent le surnaturel. Elle est décidément ravie que leur aïeule Calliste, puisse se réincarner en sa sœur Christine :
         « Et cette âme en peine, comme dans un cauchemar où tout recommence sans cesse, voudrait ressaisir le fil de son existence révolue, à l'endroit propice pour empêcher — ou réparer, peut-être — le geste mauvais ! On dirait qu'elle aspire à retrouver un peu de force matérielle et que, pour ce faire, elle s'adresse à sa propre descendance, à son propre sang ! Après tout, n'y aurait-il point là une logique mystérieuse ? »
         La prise de possession du corps d'un vivant n'est pas le privi­lège exclusif des démons. Ils le partagent avec des esprits ayant appartenu à l'espèce humaine. Il s'agit alors moins d'une pos­session que d'une réincarnation. C'est le cas de Calliste-Christine.
         Et aussi, dans La cité d'Ombre , de Diana Vernon. Venue se réfugier dans la « Maison des lumières douces », cette in­connue d'âge moyen, prétend être Diana Vaughan, l'aventurière qui, trente ans plus tôt, avait tenté d'abattre la franc-maçonne­rie grâce à l'énorme mystification montée par Léo Taxil. Diana Vernon ne tente pas d'abuser le cénacle d'initiés siégeant à la « Maison des lumières douces ». Quand, à certaines périodes, elle prétend être Diana Vaughan âgée de 66 ans, elle paraît « possédée » par l'esprit de celle-ci qui s'exprime alors par sa bouche.
         L'héroïne de La fontaine de Joyeuse — quand elle réincarnait son aïeule du XVIIIe siècle — ne ressentait pas le dédoublement de personnalité diagnosticable par un observateur tant soit peu averti. Diana Vernon se montre au contraire très lucide : « J'ai paru jouer à la prophétesse, mais certaines paroles m'étaient vraiment dictées, tandis qu'avec d'autres, une partie de moi-même protestait contre ce que j'étais contrainte à dire. » Lorsqu'un de ses auditeurs lui dépeint son cas comme une posses­sion classique réalisée par « le vieux Satan légendaire », elle réaffirme l'inexistence du double et l'existence des démons :
         « — Satan, Lucifer, sont des sobriquets plus ou moins pro­fanes [[]...]. Pour les initiés, le véritable nom est SAMAEL, ce qui signifie 'le Poison Suprême', qui tuera tout ce qui vit, qui sera même le Poison de Dieu. »
         Dissociation de la personnalité provoquée par l'orgueil patho­logique de s'identifier à une aventurière qui défraya la chro­nique, ou intervention du démon Samaël tapi dans l'enfer person­nel d'une pauvre femme... Jamais Bouquet n'a aussi bien mani­pulé que dans La Cité d'Ombre ce jeu de miroirs tournants que représente l'interprétation ambiguë d'un accident de parcours subi à la fin du siècle dernier par la franc-maçonnerie française. Les manifestations de démons extérieurs à la personnalité des sujets ne sont pourtant pas les moins intéressantes. Manifesta­tions plus discrètes, donc plus ambiguës et qui passeront inaper­çues si elles n'étaient liées à un symbole ou à un objet.
         Dans Caacrinolaas, le démon à tête de chien ainsi nommé, obsède de l'intérieur le sujet qui s'est déguisé en chien pour les besoins d'un « dîner de têtes » et de l'extérieur le narrateur lit­téralement envoûté par les oreilles canines dont s'est affublé Peyrès. L'envoûtement — au sens occultiste du terme — est réalisé ici grâce à un symbole subtil, il peut s'accomplir ailleurs de façon traditionnelle par l'intermédiaire d'un objet. Statue antique : La recluse de Cimiez ; statuette : Sous les yeux d'Akouma ; poupée d'argile : La figure d'argile ; marion­nettes : Les filles de la nuit ; médaillon : La preuve ; mi­roir : Assirata ou le miroir enchanté ; masque féminin : Alouqa ou la comédie des morts ; tableau : Alastor ou Le visage de feu, et La sibylle de Tibur (texte inachevé)...
         Cet envoûtement, à consonance médiévale, s'explique de façon très rationnelle par la suggestion hypnotique dans L'obsession de Madame Valette, maudite par un sorcier indigène dont elle a dérangé le dieu-serpent. Egalement dans Caacrinolaas (où Charles Peyrès est ainsi victime d'un rival en amour) ; et dans Les filles de la nuit. Le plus souvent l'auteur lui préfère (ou lui fait recouvrir) un « auto-envoûtement » plus subtil. Un symbole (les oreilles de chien dans Caacrinolaas) ou un objet (le masque représentant les traits de la goule qui hante le sang des Vourges, dans Alouqa) « envoûte » le sujet : en réalité, ils cristallisent les fantasmes qu'il libère sous la prétendue influence d'une puis­sance démoniaque représentée par ce symbole ou cet objet.
         Ainsi le héros des Filles de la nuit voit-il des marionnettes s'animer (sans le secours d'aucune technique matérielle) et re­présenter les occasions perdues de sa vie, compensées par des désirs inavoués de meurtre.
         « Auto-envoûtement » ou projection fantasmatique comme on voudra. Mais à ce procédé, qui, même indirect, conserve le relent de soufre des vieux procès de sorcellerie, Bouquet préfère ce qu'il considère comme « l'aspect le plus raffiné de l'action démo­niaque », quand il se manifeste « par une simple coulée d'images, d'images fallacieuses ou même insanes (Assirata ou le miroir enchanté et surtout dans Les pénitentes de la Merci) ».
         Simples hallucinations aux yeux d'un rationaliste intransi­geant, les images fallacieuses et insanes, dans Assirata, sont les visions du passé que le poète Ludovic croit voir affleurer à la surface du miroir enchanté. Dans Alouqa ou la comédie des morts, le procédé est plus subtil : le médium Morgan découvre dans un tiroir secret une liasse de feuillets manuscrits dont la lecture lui apporte la révélation qu'il redoutait : il est le bâtard du plus répugnant membre de la famille des Vourges. En réa­lité, ces feuillets sont vierges de toute écriture et l'ont toujours été, comme le constatent avec stupeur les témoins du drame. Les démons ou leurs signes ne sont perçus que de leur victime : aucun tiers ne peut en témoigner.
         Les pénitentes de la Merci, véritable apogée de l'œuvre de Bouquet, fournit l'exemple le plus raffiné de cet aspect de l'acti­vité démoniaque. Un élève du professeur Klapp — mort éventré au terme d'un cérémonial masochiste — entreprend de ter­miner La lampe de psyché, le traité laissé inachevé par son maître. Il s'installe auprès des archives et documents du défunt : dans son petit appartement situé sur l'ancien emplacement du couvent de la Merci.
         Pris par l'ambiance, le décor et la découverte des « nécessités intérieures » du maître transposées dans ses notes, le disciple reçoit la visite du même fantôme qui a conduit Klapp à sa perte : une femme les cheveux défaits, à demi vêtue d'une che­mise blanche ; d'un mouvement de tête autoritaire, elle l'invite à passer — par une porte qui n'existe plus — pour subir qui sait quel infâme supplice...
         Cas unique dans l'œuvre de Bouquet d'une même hantise éprouvée non pas par une mais deux personnes. A cette remar­que, il m'a répondu que la hantise n'avait pas été ressentie de façon simultanée, mais successive : elle restait donc subjective pour chacun des sujets. L'exception n'en était donc pas une et obéissait, m'a précisé Bouquet, à une ancienne tradition selon laquelle les lieux « empoissés par l'activité démoniaque », pou­vaient en reproduire les effets sur d'autres sujets.
         Sans cette confidence éclairante, on n'aurait pu reconnaître, dans la hantise commune de Klapp et de son disciple, une référence à une tradition ésotérique, tant celle-ci a été trans­posée, intégrée à une réalité crédible. L'auteur fait preuve de la même originalité moderniste en s'attaquant, dans Laurine ou la clef d'argent à un thème que son usure avait rendu folklorique. Trop souvent traité à grand renfort d'hémoglobine, le vampire semblait étranger à l'univers de Bouquet qui pré­fère le malaise à l'horreur et récuse celle-ci en raison d'inévitables outrances qui la font tomber « dans le 'Grand Guignol' qui ne relève pas d'un art raffiné ».
         Mais il a réussi à stimuler ce vieux poncif en conformité avec son algèbre personnelle. Tout comme les démons, dont seules les victimes perçoivent la présence ou les signes, le vampire, auquel conduit la clef d'argent, se manifeste de façon subjec­tive dans les rêves nocturnes d'une adolescente. Pensionnaire d'un trop paisible collège religieux, elle surmonte mal les pre­miers émois de la puberté. A travers le cristal de cette sen­sibilité adolescente en éveil, le vampire perd ses atours sinistres pour figurer un Prince Charmant voilé d'un léger mystère.
         Ici encore une référence implicite à la tradition, celle du Sabbat. Tout comme les sorcières qui prétendaient aller retrou­ver le diable en ses ébats et pourtant ne quittaient pas leur grabat, Laurine, les nuits où elle dit avoir rencontré le mys­térieux inconnu, n'a pas bougé de son lit. Et pourtant, tout comme la sorcière d'autrefois, elle décrit des phénomènes étran­ges, auxquels elle n'a pas assisté, mais non dépourvus de fon­dements réels.
         Bouquet n'attribuait à Laurine qu'une importance relative : « un conte bleu » ; un simple exercice de style pour démontrer que le fantastique n'était pas inéluctablement lié à l'horreur et qu'on pouvait évoquer de façon charmante ses aspects les plus macabres. Il se reprochait d'avoir un peu trop viré le noir au bleu, d'avoir cédé à une atmosphère romantique qui privait l'histoire d'une conclusion tragique. Sur ce point particulier, il demeurait d'une orthodoxie stricte : « En dehors de problèmes de la mort, le fantastique n'est rien », confiait-il en 1971 à Fran­çois Truchaud.
         Sans doute. Mais cette concession à une structure classique qui exclurait alors les jeux de miroirs d'un Borges (auquel Bou­quet s'est intéressé tout en lui reprochant une sécheresse gla­cée) ne fige pas l'essence du fantastique. S'il se réfère à certains canons, c'est pour les renouveler et les insérer dans la réalité quotidienne d'aujourd'hui.
         Dès 1941, la guerre ayant ralenti son activité de scénariste de films, il écrivait, récrivait et récrivait encore les œuvres qu'il divulguerait seulement dix ans plus tard. Et il méditait sur la mutation imposée au surnaturel par l'accélération de la vie moderne. Au début du monde, presque tout l'environnement humain relevait du surnaturel : le ciel, la foudre, la maladie, l'ombre... Et puis le surnaturel se vit peu à peu chassé des décors sur lesquels il régnait en maître. Les bois et forêts jalon­nés de sentiers touristiques avaient perdu le mystère nécessaire au sabbat ou à la présence des fées. Les châteaux indispensables aux fantômes étaient transformés en maison de repos par la Sécurité Sociale, ou en lieux d'accueil pour des séminaires phi­losophiques ou économiques.
         L'homme avait pris, trop bien pris, le contrôle de la surface terrestre, il en avait extirpé l'inexplicable, ce ferment de la création poétique. Et les progrès de l'astronautique donnaient à l'homme, maître de la terre, l'espoir d'obtenir le même pou­voir dans le ciel. Le grand mérite de Bouquet fut de compren­dre, dès 1941, que les mythes et thèmes du fantastique (travestis en complexes et passions) pouvaient encore jouer un rôle, comme au temps des châteaux, des démons et des fées. Mais sur le seul espace dont l'homme n'avait pu encore s'assurer la maî­trise : l'espace intérieur. Son œuvre fournit la clef de la seule issue permise à l'inspiration d'un écrivain fantastique soucieux d'originalité, elle ne mène plus à l'Au-delà, mais à l'Au-dedans.

         Les ténèbres de l'au-dehors.

         « Je vous remercie encore de m'avoir fait lire ces très beaux contes. Rien ne me fascine plus que ce que vous écrivez. »
         Ainsi André Breton saluait-il, le 14 mai 1951, depuis l'Hôtel des Touristes à Saint-Cirq-la-Popie, la parution du Visage de feu. De tous les éloges provoqués par ce livre, c'est celui de Breton que Jean Louis Bouquet appréciait le plus. Stimulé par le succès de ce premier essai, il allait connaître jusqu'au début de 1956 une période très créatrice. Avec l'achèvement d'une série de nouvelles histoires, les canevas prêts à être développés, les idées et les notes entassées, il disposait largement de quoi publier un second recueil.
         Comme le révèle sa correspondance, ce nouveau volume aurait été prêt au début de 1954 si l'auteur n'avait tenu à y faire figu­rer une histoire commencée en 1952 mais interrompue en 1953. Et jugée par lui d'une importance capitale pour la compréhen­sion de son œuvre. C'était La sybille de Tibur, au titre inspiré par le tableau ésotérique d'Antoine Caron, peintre de Catherine de Médicis.
         Au début de 1955, La sibylle de Tibur n'avait pas avancé d'une ligne, mais Bouquet venait d'achever une autre histoire : peut-être son chef-d'œuvre. En tout cas Les pénitentes de la Merci lui donnait la clef de voûte qu'il cherchait pour le recueil en suspens. Restait à opérer une sélection parmi tous les maté­riaux disponibles. Après de savants dosages thématiques qui le firent hésiter entre plusieurs combinaisons, il arrêtait à la fois le sommaire du second recueil et celui d'un troisième.
         Le second, intitulé Les filles de la nuit, allait paraître chez Denoël en janvier 1956, rebaptisé Aux portes des ténèbres. (Depuis la réédition Marabout en 1978, il a retrouvé, selon le souhait de l'auteur, son titre initial.)
         Le troisième recueil devait s'ouvrir par une longue nouvelle lui donnant son titre : Mondes Noirs. Et se clore par Le soleil noir d'Ermenonville, un essai romancé longtemps destiné à conclure le second recueil : encore un texte pour lequel l'auteur avait une certaine affection. Il l'avait composé à partir de pas­sages détachés d'une œuvre considérée par lui comme une somme, soigneusement couvée depuis 1932 : Madame Paradis. (Un roman sans rapport direct avec sa vie extérieure mais nourri de fantasmes de jeunesse.)
         La nouvelle Mondes Noirs traitait d'une dissociation de la personnalité. Phénomène exprimé de façon très grinçante, et non plus poétique comme dans le second recueil (La fontaine de Joyeuse). L'auteur ne trouva jamais l'occasion de dévelop­per sous une forme littéraire ce sujet dont le canevas, rédigé comme un scénario de film, occupe 13 pages dactylographiées. Entre Mondes Noirs et Le soleil noir d'Ermenonville, il pla­çait en vrac, se réservant de les classer au dernier moment :
         a) des histoires qui, maintenues dans le deuxième recueil, auraient provoqué des similitudes thématiques : La recluse de Cimiez (avec les marionnettes des Filles de la nuit), La preuve (avec l'envoûtement de la Figure d'argile), Laurine ou la clef d'argent (avec l'héroïne de La fontaine de joyeuse), L'étrange madame Enfant (avec Caacrinolaas),
         b) des histoires écartées pour des motifs inconnus : La Belle à la toque verte, l'obsession de madame Valette, Annie Grand Nez,
         c) des textes inachevés : La sibylle de Tibur ; l'ascenseur : sujet sans doute réduit à de brèves notes ou à une idée, car il n'en subsiste aucune trace.
         Les catégories a) et b) augmentées du Soleil noir d'Ermenon­ville suffisaient à former un volume. Mais sans La sybille de Tibur ou Mondes Noirs, il manquait la clef de voûte assurée par Alastor dans Le visage de feu et par Les pénitentes de la Merci dans Les filles de la nuit. La recluse de Cimiez aurait pu jouer ce rôle, aux yeux du lecteur le plus exigeant. Dans l'hiver 1977, comme je tentai de récupérer les papiers de Bouquet (échappés à un naufrage dont il est question plus loin), Roland Stragliati m'adjurait de sauver ce texte qui l'avait fasciné des années plus tôt. C'est pour nous être agréables à tous deux que l'auteur consentit à laisser paraître La recluse de Cimiez dans Fiction après un séjour de vingt-quatre ans dans des tiroirs « profonds comme des tombeaux », aurait dit Baudelaire...
         La recluse de Cimiez était dactylographiée (traitement réservé par Bouquet aux seuls textes ayant trouvé leur forme définitive) dès juin 1954. A peine écoulés quelques mois, il ne satisfaisait déjà plus l'auteur. Dans ses éphémérides intitulés les Idées au jour le jour, il notait à huit reprises, de 1955 à 1959, des pro­jets d'affinement des caractères ou de modifications de l'intrigue. Insatisfaction également ressentie envers d'autres œuvres. Dans le numéro spécial consacré à Bouquet par Mercury en 1967, étaient réunis, sous le titre Prodiges au vieux pays, L'étrange Madame Enfant (paru en 1945) et La belle à la toque verte (inédit depuis 1951). C'était, là encore, la publication résignée d'un texte qu'au fond de lui-même l'auteur considérait comme inachevé. Selon les Idées au jour le jour, il se propo­sait, depuis septembre 1954, de compléter ces deux histoires par une troisième (demeurée à l'état de notes) : Le Diable en jupes courtes ; l'ensemble devant alors s'appeler : Fantômes au vieux pays.
         La relecture du texte imprimé de La recluse de Cimiez, en avril 1978 dans Fiction, ne le fit pas revenir sur ses exi­gences antérieures : « Je ne me rappelle plus ce que je voulais en faire, mais je ne trouve pas ça bon. Ça n'est pas assez fan­tastique. Mais vous y teniez tellement... »
         Et c'est par amitié, et plus encore, par reconnaissance, qu'il me laissa préparer Mondes Noirs à ma guise : Hubert Juin, alors responsable de la « Bibliothèque Marabout », s'engageait à le publier — avant même de l'avoir lu — sur la seule réputation de Bouquet.
         Son approbation du sommaire ne l'empêchait pas de me mettre en garde contre chacune des composantes. Réduit à deux volets au lieu de trois, Prodiges au vieux pays n'était « qu'une toute petite chose ». La preuve : « avec ça, vous n'irez pas loin ! » Laurine ou la clef d'argent : « un conte bleu. Trop de bleu et pas assez de noir ». La Cité d'Ombre : « le personnage est inté­ressant, car vous savez il a existé... Enfin, peut-être ?... Si vous saviez combien l'existence ou l'inexistence de Diana Vaughan a remué les gens à l'époque ! Mais aujourd'hui, qui s'intéressera à cette vieille histoire ? ». Seul Naamâ trouvait grâce, un peu, à ses yeux : « ça me plaît assez. Ça pouvait donner quelque chose de bon, si j'avais eu la force d'écrire la fin... » — « Ecrivez-la ! » — « Ah non ! jamais !... Vous n'y pensez pas, j'ai laissé tomber cette nouvelle depuis dix ans... ».
         Depuis quatorze ans, en réalité. Mais il consentit à écrire les pages manquantes ; et Mondes Noirs ayant lui aussi trouvé sa clef de voûte, il ne restait plus qu'à publier le troisième — le dernier — recueil de Jean Louis Bouquet.
         Voilà qui est fait.
         Mais la mort ne lui a pas permis de le voir paraître. Ni même de déterminer l'ordre des textes, après une ultime relecture des versions que j'avais collationnées.
         Réunissant dix nouvelles écrites de 1938 à 1978, Mondes Noirs présente de nécessaires différences avec le plan initial. Selon le vœu de l'auteur, il conserve le titre prévu dès 1955, mais non le texte qui le justifiait. Celui-ci sera recueilli avec la partie rédi­gée de La sibylle de Tibur dans un volume d'essais et fragments : Cette pénombre de l'Au-dedans. Deux absences compensées par deux histoires, La cité d'ombre et Naamâ, conçues ou rédigées après le plan de 1955.
         Bouquet tenait Naamâ pour la meilleure histoire qu'il ait jamais écrite, après Les pénitentes de la Merci et juste avant Alastor et Alouqa. Il en avait longuement couvé le sujet du 17 août 1958 au 4 mai 1963, sous le titre La fille sauvage dans ses Idées au jour le jour. En juillet 1963, il entamait la ré­daction à l'initiative de François Béalu, animateur de la librairie « la Mandragore ». Béalu tenait à inaugurer par une œuvre de Bouquet une collection de plaquettes dédiées au fantastique et illustrées par ses soins.
         Commencée au lendemain d'une intervention chirurgicale, la rédaction de Naamâ était interrompue par une seconde hospita­lisation, reprise plus tard, menée presque à la conclusion vers 1965, et abandonnée depuis... Après avoir fortement déclaré qu'il n'en ferait rien, l'auteur l'acheva en avril 1978, dans la chambre de la maison de retraite où il se cloîtrait.
         La cité d'ombre était inspirée par la personnalité, peut-être mythique, de Diana Vaughan. La complice (ou l'invention ?) de Léo Taxil dans la mystification anti-maçonnique racontée dans Le Diable au XXe siècle. Le sujet (d'abord intitulé Le palais d'Ombre) avait été conçu sous forme de scénario de film et déposé en avril 1938 à l'Association des Auteurs de Films. En 1967, Bou­quet entreprenait de le développer sous forme d'une nouvelle munie d'un préambule prophétique. Cette proclamation et les Idées au Jour le Jour suggèrent que La cité d'Ombre allait devenir l'une des pièces à conviction de Samaël ou les feux de l'an 2000, roman conçu comme un dossier de police, avec témoi­gnages et rapports.
         L'auteur a refondu et augmenté les deux premiers tiers de La cité d'Ombre, se limitant dans le dernier tiers à des retouches de style de plus en plus espacées. Cet espacement laisse suppo­ser qu'il n'avait pas entièrement terminé son entreprise de révi­sion. S'il l'avait menée à terme, elle n'aurait guère affecté que la forme et non l'économie d'un texte qui, dans son état actuel, se suffit à lui-même : le lecteur peut en juger.
         Est-ce par impuissance créatrice que Bouquet ne publia jamais ce troisième recueil de son vivant ? Alors que — même sans La sibylle de Tibur et Mondes Noirs — il disposait de quoi remplir un volume avec les textes n'ayant pas trouvé place dans Les filles de la nuit...
         C'est plutôt l'effet d'un purisme ou d'un perfectionnisme auquel il n'a pas eu le temps de satisfaire. Il n'a même pas eu le temps d'y penser, accaparé qu'il allait être pendant près de dix ans par un moyen d'expression mal famé mais nourrissant : le photo-roman. Bouquet avait vécu du cinéma — principalement comme scénariste — de 1919 à 1950. Rejeté par le cinéma après cette date, et ses ressources épuisées, il lui fallait chercher de nouveaux moyens d'existence. Au hasard de besognes publici­taires, il entrait à l'automne 1955 dans un hebdomadaire fémi­nin publié par le groupe qui éditait également les hebdomadaires Radar, Nuit et Jour, Détective.
         A Rêves, dont il fut l'un des piliers jusqu'à sa disparition, Bouquet découpa et dialogua pendant huit ans des milliers d'images de photo-romans. D'après des sujets originaux de son cru (souvent puisés dans le monceau de scénarios de films dédai­gnés par les producteurs). Ou, le plus souvent, d'après Balzac, George Sand, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Wilkie Collins — parfois des auteurs modernes : Vicki Baum... Jours fastes, du point de vue financier, mais trop encombrés pour laisser une place à la littérature fantastique.
         Avec la disparition de Rêves en 1963, commencèrent les jours néfastes, porteurs de deuils, chagrins, maladies. Leur accu­mulation poussait à peu à peu Bouquet sur la pente d'un gouffre. Et bientôt, il se sentit si à l'aise dans ses profondeurs obscures qu'il n'avait plus envie d'en remonter. En 1972, ayant perdu toute confiance en lui, il décidait de renoncer à l'écriture ; et refusait désormais toute rencontre avec les admirateurs de son oeuvre et les critiques désireux de la faire connaître ; il ne répondait même plus aux offres d'adaptations télévisées que lui transmettait la Société des Gens de Lettres. En 1974, il renon­çait à communiquer avec ses amis ; les fuyait presque. Avec une forte insistance, ils parvenaient de loin en loin à obtenir un signe de lui. Mais en 1975, c'était fini ; silence total.
         « II avait tant fait pour moi — m'a dit l'un d'eux — et le jour où, enfin, je pouvais tout pour lui, il s'est dérobé, ne m'a plus jamais écrit ou appelé comme je le lui demandais... » Ironie du sort, ce même ami l'aperçut quelques mois plus tard dans la rue. « II était assis sur un banc, indifférent au vacarme et aux pas­sants, l'air si misérable que j'ai hésité à l'aborder. Puis, comme j'allais le faire, son regard a croisé le mien. J'y ai lu une telle angoisse que j'ai feint de ne pas le reconnaître et je me suis détourné. C'est la dernière image que j'ai gardée de lui. »
         S'il ne donnait plus signe de vie aux amis, ceux-ci en rece­vaient, hélas par d'autres voies. Le plus souvent chez Roland Stragliati, parfois chez moi, un jour le téléphone sonnait. Une voix anonyme et lointaine, récitant une formule administrative, annonçait que « M. Bouquet, trouvé inanimé sur la voie publique » avait été « admis » dans l'un des hôpitaux de la péri­phérie parisienne où la société moderne remise avec indifférence ses épaves. On le soignait, il ressortait, promettait de donner de ses nouvelles, n'en faisait rien.
         Et des semaines plus tard, au téléphone, une autre voix ano­nyme et lointaine récitait la même formule administrative, seul changeait le nom de l'hôpital, toujours périphérique... Ainsi pendant deux ans. Jusqu'au jour où la Société des Gens de Lettres qui le soutenait moralement (par son assistante sociale) et financièrement, le fit admettre en novembre 1977 dans une maison de retraite d'Issy-les-Moulineaux où elle disposait de quelques chambres.
         Il était temps. Sans la S.G.D.L. Bouquet, à la sortie de son dernier hôpital, aurait été condamné à errer et mourir dans la rue, possesseur pour tous biens, des vêtements qu'il avait sur le dos.
         Repoussé d'hôpital en hôpital, ballotté de déconvenue en déconvenue, il oubliait d'honorer ses quittances d'électricité et de loyer. Et comme il ne se souciait plus d'un courrier qui, d'ail­leurs, suivait fort mal ses zigzags hospitaliers, il n'eut pas connaissance des menaces d'expulsion pesant sur lui. Se dépla­çant avec de plus en plus de difficulté, il n'avait ni la force ni la curiosité, à chaque retour d'hôpital, d'aller à la mairie du 16e arrondissement pour y retirer les « exploits » (tel est le terme juridique : on a envie de lui accoler l'adjectif « tristes ») qu'un huissier y déposait en son absence.
         Peut-être aurait-il dû s'alarmer, en passant chez lui entre deux hôpitaux, de trouver l'électricité et le chauffage coupés. C'est à l'hôpital de Draveil, en tout cas, qu'un huissier vint lui signifier un jugement prononcé par défaut et l'expulsant de son studio pour non paiement de loyer. La somme due, non compris les frais de justice — et comme il se doit : de timbre — s'élevait à... huit cents francs !
         Inutile de dire que cette somme fut aussitôt réunie et aussitôt refusée par la société propriétaire de l'immeuble. L'occasion était trop bonne de se débarrasser d'un vieillard de 79 ans qui, en s'incrustant depuis 35 ans, empêchait d'obtenir d'un nouveau locataire un « rendement » plus intéressant.
         Aussitôt une épreuve de vitesse s'engageait entre l'Assistance publique (qui avait pris l'expulsé sous sa protection) et l'huissier chargé de la saisie des meubles. Mais quand le greffier du 16e arrondissement arriva pour placer les scellés interdisant toute saisie, il restait seulement un lit, des étagères scellées au mur et sur toute la superficie du parquet une épaisseur de papiers et livres en vrac, de dossiers crevés et d'objets divers. Tiroirs et armoires avaient été vidés sans douceur, transformant en champ d'épandage un demi-siècle d'activité littéraire. C'était l'image la plus pitoyable de ce « misérable tas de secrets » qui, selon Malraux, constitue une vie.
         Il y avait là, par terre, des dizaines de scénarios, romans, nou­velles éparpilles, mélangés, piétines. Et parmi eux les textes qui composent aujourd'hui Mondes Noirs, « recueillis » au sens le plus matériel du terme ; « ramassés » serait plus exact.
         Dans cet appartement dont la dévastation serrait le cœur, une nouvelle épreuve de vitesse s'engageait, contre les éboueurs cette fois. Il fallait en hâte identifier, reconstituer, classer et trouver des pages sans cesse manquantes. Le plus déplaisant n'était pas de le faire dans une pièce lugubre privée de chauffage, d'éclai­rage, et où des carreaux cassés laissaient entrer le froid de l'hiver. C'était l'atmosphère déprimante, entretenue par des craquements provoqués par le moindre déplacement. Le bruit étant localisé, une brassée de papiers soulevée révélait des noix, les débris d'un compotier jadis intact sur une table « saisie » ou, hélas, le portrait encadré de sa mère, jadis posé sur un secrétaire également « saisi ».
         Malgré l'assurance que tous ses papiers étaient récupérés et en sûreté, l'annonce de ce naufrage fut, pour Bouquet, pénible. Heureusement, elle était presque immédiatement suivie d'une bonne nouvelle : Hubert Juin acceptait de rééditer dans la « Bibliothèque Marabout » sept de ses œuvres. L'arrivée des contrats puis d'un à-valoir sur les droits d'auteur provoquèrent une brève et dernière flambée d'enthousiasme, pendant laquelle Naamâ fut achevé. C'est à Hubert Juin, et à son admiration pour Bouquet que nous devons de publier ce texte capital au complet et de disposer — ce n'est pas négligeable — d'une réédition du Visage de feu et des Filles de la nuit, œuvres devenues introu­vables.
         Mais quand le premier volume de la réédition lui parvint, Bouquet ne le vit pas. Il était dans le coma depuis deux jours. Jusqu'à la fin, les ténèbres de l'au-dehors restaient pour lui plus implacables que celles de l'au-dedans.

         Francis LACASSIN.

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