J'ai une légende à vous raconter... elle n'est pas terrible. Enfin bon.
La légende du beau danseurCe samedi soir-là, il y avait grande réjouissance chez José Moreau. Pierre était revenu des États-Unis après trois ans d'absence. On avait tué le veau gras pour le retour de l'Enfant prodigue. Puis Blanche était grandie, prête à se marier, et la plus jolie fille des alentours. Il fallait bien faire quelque chose pour elle.
Lorsque les voisins commencèrent à arriver, après souper, on rangea les bancs et les chaises le long du mur. Non pas qu'on eût l'idée de danser. Chez Moreau, on ne se permettait pas une pareille licence. Il n'y avait pas, dans tout L'Islet, de meilleur paroissien que José Moreau. Lui et sa famille étaient du premier monde. Moreau n'aurait jamais voulu tomber en disgrâce: il savait trop bien que les danses sont défendues du haut de la chaire.
Cela fit bien quelque chose à José, après souper, quand il vit entrer tous les jeunes gens du village, qu'il connaissait à peine; des têtes folles en quête de danses et de frivolités. Dédé les avait emmené avec lui, Dédé, le violoneux du rang d'en haut, qui avait un talon endiablé et une langue fort bien pendue! Mais José Moreau était trop poli pour montrer son ennui. N'étaient-ils pas les amis de Pierre ? Une petite veillée, un petit souper. Amusez-vous bien!
Dédé se mit à taper du talon. Ce Mistigri était si vif, si sautillant, que les chaises commencèrent à se dandiner. Quelle pitié que de laisser de la si belle musique se perdre !
Dans un tour de main, le plancher fut prêt. José Moreau, maître de Céans, se leva, et tendit le bras à sa femme, la vieille mais joyeuse Catherine. Ils firent les premiers pas - pas trop mal! Faut dire que, dans leur jeune temps, ils avaient su s'amuser.
Le grand Dédé, remonté pour vingt-quatre heures, tapait du talon, jouait de l'archet sur ses cordes et faisait voler la poussière - s'il y en avait eu, dans la maison de Catherine. La danse filait grand train; les cotillons, les foins, les saluts-des-dames. Entre les danses, une petite goutte d'eau-de-vie en faisant trinquette.
Qu'est-ce qu'on entendit, dehors, à onze heures sonnant? Le son des grelots, les lisses d'une carriole sur la neige gelée.
Ça frappe à la porte - trois coups.
- Entrez !
La porte s'ouvrit. Un étranger apparut sur le seuil. Il avait les cheveux frisés, la barbe soyeuse, longue, noire comme un geai. Ses yeux brillaient de lueurs fauves. Bien costumé, le monsieur: capot de castor, casque de marte velouté, mocassins de caribou brodés en dards de porc-épic.
Il s'avanca de quelques pas, saluant avec grâce toute l'assemblée. Il jeta son capot et son casque dans un coin, mais garda ses gants de chamois- des gants noirs. Pour les danseuses, il n'y avait plus, dès ce moment, que lui sur le plancher.
Son premier choix fut Blanche, la fille de la maison, taillée au ciseau, d'une taille fine et moulée,belle et distinguée, une vraie demoiselle, bouillante d'esprit - la coqueluche des garçons de L'Islet.
- Mademoiselle, que lui demanda l'étranger, voulez-vous danser avec moi?
Loin d'être à son aise, quand elle commença à danser, elle tremblait dans sa belle blouse de satin pâle, qu'elle modelait bien de ses attraits de jeune demoiselle.
- Vous êtes jolie! murmura son danseur.
- Monsieur, elle répondit, je ne sais guère danser.
Dans tout L'Islet il n'y avait pourtant pas de meilleure qu'elle.
Des veilleurs sortirent pour voir le cheval. Monsieur, quel cheval, et le harnais donc! Des boucles d'argent, sur du cuir blanc patenté flambant neuf. Une carriole reluisante comme un miroir et remplie de peaux de buffles doublées en feutre rouge. Mais parlons du cheval! À l'oeil si intelligent qu'on l'eût crut une personne capable de parler; et puissant sur ses jarrets de fer. Une tête fine et ciselée; des narines enflammées; des prunelles de feu dans les ténèbres. Les maquignons ne le connaissaient pas; ils n'avaient jamais vu son pareil. Il avait dû faire une longue course; il était couvert de frimas. François entra demander au voyageur s'il voulait qu'on le dételle, qu'on l'entre à l'écurie pour lui donner de l'avoine, de l'eau.
- Ça ne vaut pas la peine; jetez une peau de carriole sur lui; c'est assez.
Les pas de danse qu'il faisait, mes amis vous auriez dû les voir !

Le père François regardait bouche bée; pourtant il connaissait son tabac ! Ça ne peut pas s'expliquer tous les pas qu'il fait. Il les invente !
Puis il dansa seul - une gigue simple, qui dura une bonne demi-heure, pas moins. Il était inlassable. Les meilleures danseuses lui avaient fait face l'une après l'autre, mais, fatiguées, elles avaient dû s'excuser et s'asseoir.
Des étourdis, au commencement, auraient bien voulu lui en remontrer. Mais ils surent bientôt qu'ils avaient affaire à un maître.
Il se mit à tenir tête à Dédé, le violoneux. C'était pour faire un maître. Dédé trouvait la partie rude. La rage le chauffait, les sueurs l'aveuglaient. Mais il avait trop de vanité pour céder.
Tout-à-coup, crac! une corde du violon cassa. Il l'avait fait à dessein, pour reprendre haleine. Pendant qu'il la remplaçait, il eut le temps de se remettre. François, le garçon d'honneur, en profita pour organiser un cotillon.
- Les gens sont priés !
Le bruit des pieds réveilla petit Paul, l'enfant de deux ans, au berceau. Christine, le prenant sur ses genoux, s'assit dans la porte du cabinet.
Mais l'enfant se cachait le visage aussitôt que l'étranger approchait en dansant :
- Brû... brû..., brûle, monsieur !
- Pourquoi est-il si sauvage, ce soir ? se demande Catherine.
La jeune fille qui dansait avec l'étranger avait un joli collier avec un crucifix - un joyau de famille- Catherine entendit le beau danseur lui demander :
- Voulez-vous le changer pour ce loquet, qui contient mon portrait ? Voyez les diamants!
Catherine se leva, l'enfant au bras. Elle alla tremper ses vieux doigts tremblants dans le bénitier à la tête du lit, et la main tendue vers l'étranger, revint faire le signe de croix.
L'effet fut terrible. Le diable - car c'était lui - bondit en hurlant au plafond. La maison trembla jusqu'au solage. Il s'élança vers la porte, pour sortir; mais il s'arrêta à la vue d'une Croix noire de la Tempérance. Fou de rage, il fit une courbe à gauche et sauta d'un bond dans le mur de pierre qu'il défonça d'un seul coup. Il disparut avec un bruit de chaînes battues, répandant après lui une odeur affreuse et faisant jaillir une traînée d'étincelles des sabots de son coursier diabolique.
Les gens étaient terrifiés. Revenant à eux l'instant d'après, ils se mirent à examiner le trou béant dans le mur. Dehors, la neige était fondue à cent verges à la ronde. Sans dire un mot, ils se hâtèrent de s'en aller, dans la nuit ténébreuse.
José Moreau était inconsolable. Pourquoi fallait-il qu'entre tous, il fut victime d'une telle mésaventure, lui, qui de sa vie, n'avait connu tel malheur.
Le maçon, le jour suivant, ne put réparer le mur, en dépit de sa bonne volonté. Sitôt qu'il posait une pierre, elle partait comme un boulet. Rien ne pouvait tenir.
Le curé vint bénir la maison, puis il repartit sans une parole, car José, cette fois, avait fait fausse route.
Le trou au mur, quoiqu'on fit, ne put jamais être refermé. Il reste encore béant comme au premier jour - ou plutôt, à la première nuit. C'est une leçon, un avertissement.
Légende de l'Islet, communiqué par le Docteur J.B.A. Cloutier
(Extrait de "Le Soleil", Québec, dimanche 2 décembre 1945)