Heresie.com
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Heresie.com

Où l'on y parle de différentes malpropretés morales et physiques de tout ordre, des oubliés de Dieu et des complices de Satan à travers les siècles.
 
AccueilAccueil  PortailPortail  PublicationsPublications  Dernières imagesDernières images  RechercherRechercher  S'enregistrerS'enregistrer  ConnexionConnexion  Heresie.com  Francis Thievicz  Elisandre  
-20%
Le deal à ne pas rater :
-20% Récupérateur à eau mural 300 litres (Anthracite)
79 € 99 €
Voir le deal

 

 MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936 Cœurs perdus

Aller en bas 
AuteurMessage
ElricWarrior
Hérésiarque - Administrateur
ElricWarrior


Nombre de messages : 3225
Age : 83
Localisation : Terre d'Hérésie
Actes nécrophiles : 9
Hommes torturés : 6170
Date d'inscription : 14/08/2004

Feuille de Sadique
Aime mutiler:
MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Left_bar_bleue35/150MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Empty_bar_bleue  (35/150)
Possede des Crânes humains:
MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Left_bar_bleue10/150MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Empty_bar_bleue  (10/150)
Misanthrope :
MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Left_bar_bleue15/150MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Empty_bar_bleue  (15/150)

MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus Empty
MessageSujet: MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936 Cœurs perdus   MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936  Cœurs perdus EmptyMer 5 Déc - 16:46



Pour autant que je sache, ce fut en septembre 1811 qu’une chaise de poste s’arrêta devant le manoir d’Aswarby, au cœur du Lincolnshire. Elle avait pour seul voyageur un petit garçon qui en sortit aussitôt et promena autour de lui un regard curieux pendant le court laps de temps entre le moment où il sonna et celui où la porte s’ouvrit. Il se trouvait devant une grande bâtisse carrée en brique rouge construite sous le règne de la reine Anne, complétée par un porche aux piliers de pierre, appartenant au style classique de 1790. Les nombreuses fenêtres, hautes et étroites, étaient faites de petites vitres séparées par d’épais croisillons de bois peints en blanc. Un fronton percé d’un œil-de-bœuf couronnait la façade. À droite et à gauche, il y avait deux ailes reliées au bâtiment central par de curieuses galeries vitrées soutenues par des colonnades. De toute évidence, elles renfermaient les écuries et les communs. Chacune d’elles était surmontée d’une petite coupole ornée d’une girouette dorée.
La lumière du soleil couchant éclairait l’imposante demeure ; chaque vitre brillait comme un feu vif. Devant le manoir s’étendait un parc parsemé de chênes et bordé de sapins, dont les cimes se détachaient nettement contre le ciel. L’horloge du clocher enfoui dans les arbres à la lisière du parc sonnait six heures, et la brise emportait doucement les échos de ses notes claires. Le petit garçon debout sous le porche, attendant que la porte s’ouvrît, éprouva une impression fort agréable, bien qu’elle fût nuancée de cette mélancolie inhérente à une soirée du début de l’automne.
Il arrivait du Warwickshire où il s’était trouvé orphelin six mois auparavant. À présent, il allait vivre à Aswarby, grâce à l’offre généreuse de son cousin, M. Abney. Cette offre était pour le moins inattendue, car tous ceux qui connaissaient M. Abney le considéraient comme un reclus assez austère : dans l’existence bien ordonnée de ce célibataire endurci, la venue d’un petit garçon allait apporter un élément nouveau, et, semblait-il, fort incongru. En vérité, on savait très peu de chose sur le caractère de M. Abney et ses occupations. Un professeur de grec de Cambridge avait dit un jour que nul ne connaissait les croyances religieuses des peuples païens mieux que le propriétaire d’Aswarby. Sa bibliothèque contenait tous les livres dont on pouvait disposer à cette époque sur les Mystères, les poèmes orphiques, le culte de Mithra, et les néo-platoniciens. Dans le hall dallé de marbre se dressait un beau groupe sculptural représentant Mithra en train de tuer un taureau, importé du Levant à grands frais. M. Abney en avait donné une savante description dans le Gentleman’s Magazine, et il avait écrit dans le Critical Museum une série d’articles remarquables sur les superstitions des Romains du Bas-Empire. Bref, on le considérait comme un homme complètement absorbé dans ses livres ; c’est pourquoi on fut très surpris qu’il eût jamais entendu parler de son jeune cousin, Stephen Elliott, et plus encore qu’il eût offert volontairement de l’héberger dans sa demeure.
Quelle que fût l’opinion de ses voisins, il est certain que M. Abney – le grand, mince et austère M. Abney – semblait bien décidé à réserver un chaud accueil au petit orphelin. Dès que la porte d’entrée s’ouvrit, il se précipita hors de son bureau, en se frottant les mains de plaisir.
— Comment vas-tu, mon garçon ? demanda-t-il. Comment vas-tu ? Quel âge as-tu ?… enfin, je veux dire par là… Ton voyage ne t’a pas fatigué, je l’espère, au point de t’empêcher de dîner ?
— Non, monsieur, je vous remercie ; je me sens très bien.
— Parfait, mon garçon, parfait. Et, dis-moi : quel âge as-tu ?
Il semblait plutôt bizarre qu’il eût posé cette même question deux fois dès les premiers instants de leur rencontre.
— J’aurai douze ans à mon prochain anniversaire, monsieur, répondit Stephen.
— Et quelle est la date de ton prochain anniversaire, mon cher enfant ? Le 11 septembre, hein ? Voilà qui est bien, voilà qui est parfait. Vois-tu, j’aime inscrire toutes ces choses-là dans mon livre. Tu es sûr que c’est bien douze ans ?
— Sûr et certain, monsieur.
— Parfait, parfait ! Emmenez-le chez Mme Bunch, Parkes, et qu’on lui donne son thé… ou son dîner… bref, quelque chose à manger.
— Bien, monsieur, dit le grave M. Parkes.
Après quoi, il conduisit Stephen jusqu’aux régions inférieures de la maison.
Mme Bunch était la personne la plus agréable et la plus humaine que Stephen eût rencontrée à Aswarby. Elle le mit tout à fait à son aise. Ils devinrent grands amis en un quart d’heure, et grands amis ils restèrent par la suite. La femme de charge, née cinquante-cinq ans avant l’arrivée du jeune Elliott, résidait au manoir depuis vingt ans. En conséquence, elle connaissait mieux que personne tout ce qui concernait la maison et le pays ; et elle se montrait fort encline à communiquer ses renseignements aux autres.

Or, dans le manoir et le parc, il y avait bien des choses que Stephen, garçon curieux et entreprenant, désirait se faire expliquer. Qui avait bâti le temple au bout de l’allée de lauriers ? Qui était le vieillard dont le portrait était accroché sur le mur de l’escalier, et que le peintre avait représenté assis à une table, la main droite posée sur un crâne ? Ces problèmes, et plusieurs autres du même genre, furent élucidés grâce aux ressources du puissant intellect de Mme Bunch. Néanmoins, il en resta un certain nombre dont la solution parut fort peu satisfaisante au jeune Elliott.
Par une soirée de novembre, Stephen était assis près du feu, dans la chambre de la femme de charge, en train de réfléchir au milieu dans lequel il se trouvait.
— Est-ce que M. Abney est un homme bon, et est-ce qu’il ira au ciel ? demanda-t-il soudain avec cette confiance étrange que mettent les enfants dans la capacité de leurs aînés de régler ces questions, alors que nous réservons à un autre tribunal le soin d’en juger.
— S’il est bon ? Dieu vous bénisse, mon petit ! Monsieur est la meilleure créature que je connaisse ! Je vous ai-t-y point raconté l’histoire du gamin qu’il a ramassé comme qui dirait dans la rue, y a sept ans de ça ? et celle de la fillette qu’est venue ici deux ans après mon arrivée au manoir ?
— Non, madame Bunch. Mais, je vous en prie, racontez-moi ça tout de suite !
— Ma foi, pour ce qu’est de la fillette, je me rappelle point grand-chose. Je sais que Monsieur l’a ramenée un jour d’une de ses promenades, et qu’il a donné des ordres à Mme Ellis, qu’était femme de charge à l’époque, pour qu’on en prenne ben soin. La pauvre petiote, elle avait plus personne de sa famille, et elle a vécu avec nous dans les trois semaines environ. Et puis, on sait pas pourquoi (mais ça se peut qu’elle avait du sang bohémien dans les veines), un beau matin, v’là qu’elle sort de son lit avant que personne ait ouvert l’œil dans la maison, et j’en ai plus jamais vu trace. Monsieur en a eu les sangs tournés, et il a fait draguer tous les étangs. Mais, pour ce qu’est de moi, je crois ben qu’elle a été emportée par des bohémiens parce que, la nuit qu’elle a disparu, on a chanté pendant une heure autour de la maison, et Parkes, il affirme qu’il les a entendus appeler dans les bois tout l’après-midi. Seigneur mon Dieu ! une étrange créature que c’était, toujours silencieuse et tranquille ; mais j’avais beaucoup d’affection pour elle, tellement elle s’était vite apprivoisée…
— Et le petit garçon ?
— Ah, le pauvre gamin ! s’exclama Mme Bunch en soupirant. Lui, c’était un étranger : Jevanny, qu’il s’appelait. Et v’là qu’un jour d’hiver il arrive par l’allée principale, en jouant de la vielle ; et Monsieur l’a fait entrer tout de suite et y a demandé d’où qu’il venait, et quel âge qu’il avait, et comment qu’il était venu par ici, et où qu’étaient ses parents : tout ça avec la plus grande bonté. Mais ç’a été la même histoire. Ces étrangers, je suppose qu’y sont point disciplinés, et il est parti un beau matin, pareil que la fille. Où qu’il s’en est allé et ce qu’il a pu bien faire, c’est des questions qu’on s’est posées pendant plus d’un an : car il a point emporté sa vielle qu’est encore là sur le dessus de la cheminée.
Stephen passa le reste de la soirée à faire subir à Mme Bunch plusieurs contre-interrogatoires, et à tenter de tirer un air de la vielle.
Cette nuit-là, il fit un rêve étrange.
À l’extrémité du couloir du dernier étage où se trouvait sa chambre, il y avait une vieille salle de bains inutilisée. On la tenait toujours fermée à clé, mais le haut de la porte était vitré, et, comme les rideaux de mousseline qui le dissimulaient autrefois avaient disparu depuis longtemps, on pouvait voir à l’intérieur la baignoire doublée de plomb, fixée au mur du côté droit, la tête vers la fenêtre.

Or, cette nuit-là, Stephen Elliott se trouva, lui sembla-t-il, en train de regarder par la porte vitrée. La lune brillait par la fenêtre, et il contemplait un corps gisant dans la baignoire.
Sa description de ce qu’il vit me rappelle ce que j’ai pu voir moi-même dans les célèbres cryptes de l’église Saint-Michan, à Dublin, qui possèdent l’horrible propriété d’empêcher les cadavres de se décomposer pendant des siècles. C’était un corps d’un minceur pitoyable, enveloppé dans une espèce de linceul ; le visage avait une terne couleur de plomb ; les lèvres esquissaient un affreux sourire ; les mains jointes étreignaient fortement le côté gauche de la poitrine.
Tandis que le jeune Elliott regardait, un gémissement lointain, à peine perceptible, sembla sortir de la bouche, et les bras commencèrent à bouger. La terreur engendrée par ce spectacle obligea Stephen à reculer. À ce moment, il s’éveilla et s’aperçut qu’ü était bel et bien dans le couloir baigné de clarté lunaire. Avec un courage peu commun chez un enfant si jeune, il gagna la porte de la salle de bains afin de vérifier si le personnage de son rêve s’y trouvait en réalité. Il ne vit rien et revint se coucher.
Le lendemain, Mme Bunch, très impressionnée par cette histoire, alla jusqu’à replacer des rideaux de mousseline sur la porte de la salle de bains. Quant à M. Abney, auquel Stephen raconta son aventure au petit déjeuner, il se déclara fort intéressé.
L’équinoxe de printemps approchait, et le propriétaire d’Aswarby rappelait fréquemment ce fait à son cousin. Il ajoutait que, selon les anciens, cette époque de l’année était très critique pour les jeunes ; que Stephen ferait bien de prendre garde à lui et de fermer la fenêtre de sa chambre pendant la nuit ; et que Censorinus avait écrit des choses remarquables à ce sujet.
C’est alors qu’eurent lieu deux incidents qui produisirent sur l’enfant une impression profonde.
Le premier survint après qu’il eût passé une nuit très agitée (bien qu’il ne pût se rappeler aucun rêve particulier).
Le lendemain soir, il trouva Mme Bunch en train de repriser sa chemise de nuit.
— Bonté divine, monsieur Stephen ! s’exclama-t-elle d’un ton assez irrité, comment avez-vous pu faire des dégâts pareils ? Regardez un peu le mal que vous donnez à une pauvre femme pour raccommoder après vous !
En vérité le vêtement présentait une série de fentes que, seule, une habile couturière pourrait réparer. Elles étaient toutes groupées sur le côté gauche de la poitrine : entailles parallèles d’environ six pouces de long, dont certaines ne perçaient pas complètement la toile. Stephen déclara qu’il ne savait rien de leur origine : il avait la certitude qu’elles n’y étaient pas la veille.
— Mais, poursuivit-il, voyez-vous, madame Bunch, elles ressemblent exactement aux éraflures à l’extérieur de la porte de ma chambre ; et, ces marques-là, je suis sûr que ce n’est pas moi qui les ai faites.
La femme de charge le regarda bouche bée, puis, saisissant une bougie, elle sortit rapidement de la pièce et monta l’escalier. Quelques minutes plus tard, elle était de retour.
— Ma parole, monsieur Stephen, déclara-t-elle, j’arrive point à m’expliquer comment ces égratignures ont pu venir là : c’est bien trop haut pour un chien ou un chat, et encore plus pour un rat. On dirait que ç’a été fait par les ongles d’un de ces Chinois dont mon oncle (qu’était dans le commerce du thé) nous parlait du temps où j’étais petite. À votre place, j’en causerais point à Monsieur… Et faut jamais manquer de fermer votre porte à clé quand vous allez vous coucher.
— C’est ce que je fais toujours, madame Bunch, dès que j’ai récité mes prières.

Ah, ça, c’est très bien, mon enfant ; oubliez jamais de réciter vos prières, et personne pourra point vous faire de mal.
Sur ces mots, la femme de charge s’occupa à repriser la chemise de nuit, en s’arrêtant parfois pour méditer, jusqu’à l’heure du coucher.
Cela se passait un vendredi du mois de mars 1812.
Le lendemain soir, le duo habituel Stephen-Mme Bunch fut transformé en trio par la brusque arrivée de M. Parkes, le maître d’hôtel, qui, en règle générale, gardait ses distances et restait dans son office. Il ne s’aperçut pas de la présence du jeune garçon ; de plus, il semblait fort agité, et parlait beaucoup plus vite que de coutume.
— 1 Monsieur ira chercher son vin lui-même après la tombée de la nuit, commença-t-il. Moi, ou bien j’irai dans la journée, ou bien je n’irai pas du tout, madame Bunch. Je ne sais pas ce que ça peut bien être : des rats, probablement, ou alors le vent qui est entré dans la cave. Mais je ne suis plus de la première jeunesse, et je ne peux pas supporter deux fois ce qui m’est arrivé tout à l’heure.
— Ma foi, monsieur Parkes, vous savez que le manoir, c’est un vrai paradis pour les rats.
— Je ne dis pas non, madame Bunch, et, d’autre part, j’ai souvent entendu les ouvriers du chantier maritime raconter des histoires de rats qui parlaient. Jusqu’à présent, je n’y avais jamais cru ; mais ce soir, si je m’étais abaissé jusqu’à coller mon oreille contre la porte du dernier casier à bouteilles, j’aurais pu entendre ce qu’ils disaient.
— Allons donc, monsieur Parkes ! Qu’est-ce que vous allez imaginerl Des rats qui parlent dans la cave… c’est de la folie !
— Madame Bunch, je n’ai pas l’intention de discuter avec vous. Mais je peux vous dire une chose : si vous voulez bien aller jusqu’au dernier casier et coller votre oreille contre la porte, vous pourrez vérifier à l’instant l’exactitude de mes paroles.
— En v’là ben des bêtises, monsieur Parkes… et qui sont pas destinées aux oreilles des enfants ! Vous allez faire une peur épouvantable à M. Stephen.
— Comment, M. Stephen est avec vous !… Voyons, madame Bunch, il est assez grand pour comprendre que je voulais seulement plaisanter.
En fait, M. Stephen était beaucoup trop grand pour supposer que M. Parkes avait eu l’intention de plaisanter. Ce récit lui inspirait un vif intérêt nuancé d’une certaine inquiétude ; mais, malgré toutes ses questions, il ne put amener le maître d’hôtel à donner un compte rendu plus détaillé de ce qui s’était passé dans la cave.
Nous voici maintenant arrivés au 24 mars 1812. Ce fut, pour le jeune Elliott, une journée d’étranges aventures ; une journée de vent violent qui emplissait la maison et le parc d’une surnaturelle agitation. Tandis qu’il se tenait à l’extérieur de la clôture et regardait dans le parc, il lui sembla qu’un cortège d’êtres invisibles passait dans les airs devant lui, irrésistiblement emportés par les rafales, essayant vainement de s’arrêter, de s’accrocher à un objet quelconque, afin de mettre fin à leur vol et de reprendre contact avec le monde des vivants dont ils avaient fait partie autrefois.
Après le déjeuner, M. Abney lui dit :
— Stephen, mon garçon, pourras-tu venir me trouver dans mon bureau ce soir à onze heures ? J’aurai beaucoup de travail jusqu’à ce moment-là, et je veux te montrer une chose très importante concernant ton avenir. Je te recommande de ne souffler mot de ceci à personne, et d’aller te coucher à ton heure habituelle.

Stephen fut ravi de cette occasion de veiller jusqu’à onze heures, et de ce nouvel élément de mystère dans son existence. Ce soir-là, au moment de monter l’escalier pour gagner sa chambre, il jeta un coup d’œil, par la porte entrouverte, dans la bibliothèque dont M. Abney avait fait son bureau. Un brasero, qu’il avait souvent remarqué dans un coin de la pièce, avait été transporté devant le feu ; sur la table se trouvaient une vieille coupe en vermeil pleine de vin rouge et quelques feuillets manuscrits. Au moment où le jeune garçon passa, M. Abney répandait sur le brasero un peu d’encens qu’il prenait dans une boîte ronde en argent ; il sembla ne pas faire attention à la présence de son cousin.
Le vent était tombé ; la pleine lune éclairait la campagne. Vers dix heures, Stephen, debout devant sa fenêtre ouverte, contemplait le paysage. Malgré le calme de la nuit, les mystérieux habitants des bois lointains n’avaient pas encore succombé au sommeil. De temps à autre, des cris désespérés, poussés, semblait-il, par des voyageurs perdus, montaient au-delà de l’étang. C’étaient peut-être les appels des hiboux ou des oiseaux aquatiques, et pourtant ils avaient un timbre différent. Ne devenaient-ils pas plus proches ? À présent ils résonnaient en deçà de l’eau ; et voici qu’ils semblaient flotter, quelques instants plus tard, au milieu des massifs d’arbustes… Ils cessèrent enfin. Mais, juste au moment où Stephen songeait à fermer la fenêtre pour reprendre la lecture de Robinson Crusoé, il aperçut deux silhouettes sur la terrasse sablée qui longeait le manoir face au jardin : un garçon et une fille, semblait-il, debout côte à côte, les yeux levés vers les fenêtres. L’aspect de la fillette lui rappela irrésistiblement son rêve du corps dans la baignoire. Quant au garçon, il lui inspira une vive frayeur.
En effet, tandis que sa compagne demeurait immobile, à demi souriante, ses deux mains jointes serrées sur son cœur, lui, tout maigre dans ses vêtements en haillons, levait les bras vers le ciel d’un geste menaçant, et son visage couronné de cheveux noirs exprimait un désir implacable. Comme la lune donnait sur ses mains presque transparentes, Stephen vit que ses ongles étaient d’une longueur effroyable. Chose encore bien plus atroce, sur le côté gauche de sa poitrine s’ouvrait une plaie noire et béante. Stephen crut alors percevoir, avec son cerveau plutôt qu’avec son oreille, un de ces cris désespérés qu’il avait entendus résonner dans les bois d’Aswarby pendant toute la soirée. Un instant plus tard, l’horrible couple s’en allait sans bruit sur le sable et disparaissait.
Malgré son épouvante, l’enfant eut le courage de prendre sa bougie et de descendre jusqu’à la bibliothèque, car l’heure du rendez-vous approchait. La pièce donnait d’un côté sur le hall, et Stephen, aiguillonné par la terreur, y parvint en très peu de temps. En revanche, il lui fut moins facile d’y pénétrer. La porte n’était certainement pas fermée à clé, puisque la clé se trouvait sur la serrure, comme de coutume. Pourtant, il eut beau frapper, il n’obtint aucune réponse, M. Abney devait recevoir quelqu’un, car il parlait… Mais, pourquoi donc essayait-il de crier ? Pourquoi ce cri était-il étouffé dans sa gorge ? Avait-il vu, lui aussi, les mystérieux enfants ?…
Tout redevint silencieux, et la porte céda sous la poussée frénétique du petit garçon.
Sur la table de travail de M. Abney, on découvrit certains papiers qui expliquèrent la situation à Stephen Elliott quand il fut d’âge à les comprendre. Voici le passage capital de ces documents :
« Il était presque universellement admis par les anciens (dont j’ai expérimenté la sagesse en ces matières assez souvent pour avoir pleine confiance en leurs assertions) que, grâce à certains procédés qui, à nos yeux, peuvent paraître barbares, il est possible de parvenir à un développement extraordinaire des facultés spirituelles de l’homme. Ainsi, par exemple, en absorbant les personnalités d’un certain nombre de ses semblables, un individu peut acquérir un ascendant absolu sur les êtres qui contrôlent les forces élémentaires de notre univers.
« On rapporte que Simon Magus fut capable de voler dans les airs, de se rendre invisible, ou de revêtir n’importe quelle forme, par le truchement de l’âme d’un enfant qu’il avait « assassiné » (pour reprendre le terme diffamatoire employé par l’auteur des Clementine Recognitions). En outre, j’ai lu dans les écrits d’Hermès Trismégiste que l’on peut obtenir des résultats aussi satisfaisants en absorbant les cœurs de trois êtres humains âgés de moins de vingt et un ans. J’ai consacré la majeure partie de mes vingt dernières années à éprouver l’efficacité de cette recette, choisissant comme corpora vilia de mon expérience des personnes que l’on pouvait faire aisément disparaître sans créer un vide appréciable dans la société. J’ai commencé par supprimer une certaine Phœbe Stanley, fillette d’origine bohémienne, le 24 mars 1792. Ensuite, j’ai supprimé un jeune vagabond italien, nommé Giovanni Paoli, le 23 mars 1805. La dernière « victime » (pour employer un mot qui m’inspire une furieuse aversion) doit être mon cousin Stephen Elliott, auquel j’ai réservé le 24 mars 1812.
« Le meilleur moyen d’effectuer l’absorption requise consiste à extraire le cœur du sujet vivant, à le réduire en cendres, et à mélanger celles-ci à une pinte de vin rouge, du porto de préférence. Il vaudra mieux dissimuler les restes des deux premiers sujets : une salle de bains inutilisée et une cave conviendront parfaitement. On aura peut-être certains ennuis avec l’élément psychique des sujets, auquel le langage populaire prête la dignité de fantômes. Mais l’homme à l’esprit philosophique (le seul auquel pareille expérience puisse convenir) n’attachera pas grande importance aux faibles efforts que feront ces créatures pour se venger de lui. J’envisage avec une très vive satisfaction l’existence plus libre et plus longue que cette expérience va me procurer si elle réussit : car, non seulement elle me placera hors d’atteinte de la prétendue justice humaine, mais encore elle éliminera jusqu’à un certain point la perspective de la mort. »
On trouva M. Abney dans son fauteuil, la tête rejetée en arrière, son visage exprimant la colère, l’effroi et une douleur mortelle. Une épouvantable plaie au flanc gauche mettait le cœur à nu. Il n’avait pas de sang sur les mains, et un long couteau posé sur la table était parfaitement propre. La blessure aurait pu être faite par un chat sauvage. Comme la fenêtre de la bibliothèque était ouverte, le coroner déclara que M. Abney avait succombé sous les griffes d’un animal. Mais Stephen Elliott, après avoir étudié les documents que j’ai cités, en vint à une conclusion très différente.
Traduit de l’anglais par Sylvère Monod.

_________________
http://www.heresie.com
Revenir en haut Aller en bas
http://www.heresie.com
 
MONTAGUE RHODES JAMES 1862-1936 Cœurs perdus
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» Intégrale Montague R. James à paraître
» Le bureau des rêves perdus
» RIP Ronnie James Dio
» Histoires de fantôme par M.R. James TV

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Heresie.com :: Général :: Littérature-
Sauter vers: