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 Fabrication d'un écrivain - Christophe Siebert

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ElricWarrior
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MessageSujet: Fabrication d'un écrivain - Christophe Siebert   Fabrication d'un écrivain - Christophe Siebert EmptyDim 2 Déc - 15:40

Christophe Siebert nous parle :


Fabrication d'un écrivain : un mini-feuilleton en 10 épisodes par Christophe Siebert

Salut à tous et à toutes,



Pour ceux qui auraient raté cette série de textes débutée sur Facebook le dimanche 11 novembre, voici les quatre premiers épisodes :



(et sinon, l'affaire Métaphysique de la viande avance à grands pas : le maquettiste du Diable Vauvert a composé la mise en page, l'illustrateur a livré les diablotins (je ne vous les montre pas encore mais ils sont très chic), j'ai rendu les dernières corrections à apporter au texte et je vais bientôt rencontrer les représentants chargés de la diffusion du livre ; la sortie est toujours prévue pour mars 2019 et je suis excité comme un crapeaud géant !)



Premier épisode (dimanche 11/11)



D'aussi loin que je me souvienne (comme dit Goldman), j'ai écrit. Des scénarios de bédé à huit ou neuf ans, ambiance Pif contre Crapulax ou ambiance La Famille Bargeot (pour ceux qui se souviennent de ce truc), que je dessinais ensuite, fort mal, et dès onze ou douze, du jeu de rôle.

Mes premières fictions sont apparues peu après. Je venais de découvrir L'Appel de Cthulhu, un JdR adapté des histoires de Lovecraft, auteur alors introuvable dans ma cambrousse – nous étions en 1987 ou 1988 – et faute de pouvoir lire ses nouvelles, j'ai décidé de les écrire.

Mes textes, une dizaine sur une période de deux ans, tous tapés directement à la machine sans relecture ni correction, ont subi outre celle de Lovecraft deux influences majeures : les couvertures de la collection Gore du Fleuve Noir illustrées par Topor, d'une part, aperçues chez un ami et m'ayant fait forte impression, et les petits romans fantastiques pour adolescents de la collection Haute-Tension, d'autre part, dont je dévorais les volumes au fur et à mesure de leur manifestation à la Maison de la Presse de mon village du sud de la France.

Lovecraft vs. Haute-Tension vs. Topor-Gore : les ingrédients étaient explosifs ! Le résultat, sans surprise, s'est avéré très mauvais. Pourtant j'ai continué. Pourquoi ?





Deuxième épisode (dimanche 18/11)



J'ai commencé mon premier roman à dix-sept ans, un dimanche après-midi, parce que je m'ennuyais et qu'une machine à écrire se trouvait sur mon bureau. J'ai engagé une feuille dans le rouleau et tapé une phrase, une deuxième, j'ai continué. Au bout d'un an et demi, je disposais d'un tas de trois cent feuillets. Ça n'était pas bon : mon mélange de Lovecraft, le vrai, cette fois, que j'avais fini par lire, et de Stephen King, que je dévorais à m'en faire péter le ventre, avait engendré un récit stéréotypé et ne servant à rien d'autre qu'à démontrer l'inexpérience, dans tous les domaines de la littérature et de la vie, de son auteur.

Ni découragé ni encouragé (j'écrivais comme un bousier roule son caca, sans imaginer qu'une autre activité soit possible), j'en ai attaqué un autre, et un autre. Entre-temps, King et Lovecraft m'avaient enseigné un truc : installer ses histoires dans un cadre géographique fictif précis les rend plus facile à imaginer. L'un possédait Castle Rock, l'autre Arkham, pour ma part ce serait Saint-Pierre de Renart, avec un T, petit village du sud.

Je ne savais pas si j'aimais écrire. La question ne se posait pas en ces termes. Cette activité tenait à distance tout ce qui me faisait flipper, mes parents fous, les filles qui ne voulaient pas de moi, le lycée, et construisait un mur – d'ailleurs j'écoutais beaucoup The Wall, à l'époque – entre ce monde effrayant et moi.

Je ne savais pas si j'aimais écrire mais une chose est sûre : je n'écrivais pas, pas encore. Je me contentais d'ajouter des phrases les unes aux autres et de raconter des histoires déjà racontées mille fois. Écrire, ça viendrait plus tard.





Troisième épisode (dimanche 25/11)



Inscrit à la fac de lettres de Montpellier, je passais la plupart de mon temps enfermé dans ma chambre d'étudiant à écrire des histoires. Certains jours j'errais dans la grande ville, libéré provisoirement de mes parents, savourant ma liberté. Après avoir composé un recueil de nouvelles, d'abord rédigées à la main puis dactylographiées, je l'ai photocopié en dix exemplaires que j'ai déposés à la sauvette sur un présentoir de la bibliothèque centrale. Posté sur le trottoir d'en face, j'espérais découvrir les réactions de mes premiers lecteurs. Au bout d'un moment, lassé, je suis retourné chez moi. Le lendemain mon tas de papier avait disparu, probablement jeté à la poubelle par un employé.

Après avoir échoué à la fac j'ai voulu fuir la violence et la folie de l'appartement familial en cherchant du travail.

Ma mère voulait me garder auprès d'elle. Elle m'a offert un ordinateur et donné une année pour terminer un roman et le publier. Je suis tombé dans le piège. J'ai écrit jour après jour, envoyant par la poste mes pages fraîchement imprimées, accompagnées de lettres interminables et minées par la dépression la plus féroce, à la fille que j'aimais sans espoir de retour. Elle me lisait. Ça m'encourageait.

Puis j'ai compris que cet arrangement avec ma mère aurait pu se poursuivre jusqu'à la fin des temps. J'aurais grandi, vieilli, serais mort entre les quatre murs de ma chambre d'ado, pour toujours son enfant chéri et protégé, témoin éternel et privilégié de la violence qu'elle infligeait à mon père et de l'alcoolisme qui les dégradait tous les deux année après année. Quand j'ai réalisé dans quel guêpier je m'étais fourré, j'ai foutu le camp une fois pour toute. Une nuit j'ai écrit une lettre d'adieu et rempli un sac avec quelques vêtements, mon manuscrit en cours et un deux bouquins. J'ai volé tout l'argent liquide que contenait la maison : 600 francs (nous étions en 1996). À l'aube je me trouvais dans un train en direction de Toulouse sans autre perspective ni désir que devenir clochard et continuer à écrire.





Quatrième épisode (dimanche 02/12)



À Toulouse j'ai produit une grosse quantité de nouvelles et un épais roman. Je passais le plus clair de mes journées à la bibliothèque centrale de la ville, occupé à noircir des pages ou à bouquiner. J'arrivais à l'ouverture, repartais quand ça fermait. Le reste du temps je déambulais en ville ou restais allongé sur mon lit, dans la chambre qui m'était attribuée au foyer où je vivais. Le dimanche j'errais davantage.

J'écrivais sur du papier brouillon jaune, léger et friable, le moins cher que j'avais trouvé. J'avais acheté une ramette entière avec les cinquante francs que m'avait donnés une assistante sociale. Un unique billet, puisé dans un tiroir de son bureau. J'utilisais un stylo-feutre que j'avais piqué dans une administration quelconque.

Au début je ne disposais d'aucun revenu. À midi je mangeais au restaurant social, c'était gratuit, et le soir au foyer, c'était payant, trois francs par repas, ils notaient mes dettes sur un registre. Quand j'ai touché des sous grâce à un stage de réinsertion j'ai expédié ce que j'écrivais, un gros paquet d'abord et puis deux ou trois pages tous les jours, chaque envoi accompagné de longues lettres où s'exprimait vivement ma solitude, à la personne que j'aimais sans retour – pas la même, une autre : mon assiduité avait lassé la précédente – et qui souvent me répondait.

Ce que j'écrivais à l'époque n'étais toujours pas bon mais je m'en foutais. Je continuais car je n'avais pas le choix. C'était plus fort que moi.

Je lisais énormément, piochant dans les rayonnages de la bibliothèque des livres et des livres comme si ma survie en dépendait. Je n'étais pas inscrit et ne pouvais donc rien emprunter. Je lisais tout sur place et ne retenais pas grand-chose.

Je me sentais à la fois triste, désespéré et heureux. J'avais atteint un équilibre.



À dimanche prochain sur Facebook pour le cinquième épisode, et sinon à dans un mois pour la prochaine livraison !

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MessageSujet: Re: Fabrication d'un écrivain - Christophe Siebert   Fabrication d'un écrivain - Christophe Siebert EmptyLun 14 Jan - 16:32

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La publication de mon premier fanzine a coïncidé avec ma sortie de la rue et mon retour à Montpellier. En 1998 j'ai accompli mon objection de conscience dans le service documentation d'une administration et pour la première fois de mon existence gagné assez d'argent pour vivre de manière autonome – 2200 francs par mois en cumulant la solde et la prime, plus 1500 francs d'APL, de quoi louer une chambre dans une maison, manger des sandwiches à l'emmental et acheter quelques romans noirs et disques de Current 93.
Au bureau où je travaillais (mais c'est pas le boulot qui nous étouffait) j'avais un ordinateur, un scanner et disposais d'un accès illimité et clandestin, entre midi et deux, à une photocopieuse de compétition, un monstre gros comme le futur crapaud de Paranoïa et crachant un million de copies par an.
J'ai fondé le collectif konsstrukt, sans majuscule, sans autre membre que moi au début, et créé le fanzine du même nom, rempli de mes seuls textes : poésie bêtement surréaliste, plus proche des Têtes Raides que de Breton, roman « expérimental » et surtout très obscur. Je me passionnais pour le courant de conscience et le post-modernisme, je lisais les essais de Eco, je produisais du pâté gris, informe et sans goût. Le travail sur le texte m'intéressait désormais, malheureusement je l'effectuais en dépit du bon sens comme un joyeux petit cochon. Des heures et des heures sur chaque page pour presque aucun résultat. Ça s'améliorait toutefois, je commençais à piger une ou deux choses. La notion de rythme ne m'était plus étrangère même si mes phrases dansaient aussi vivement qu'un éléphant de mer en perdition.
Des comparses m'ont rejoint. Ils écrivaient aussi mal que moi, d'autres dessinaient correctement. Nous tirions chaque numéro à plusieurs centaines d'exemplaires distribués gratuitement aux passants ou jetés par la fenêtre de la rue du Plan de l'Olivier. Nous invoquions les dieux, faussement exaltés, bourrés pour de bon.
Quelques personnes nous lisaient et s'intéressaient à nos trucs. L'idée de chercher un éditeur ne m'effleurait pas un seul instant l'esprit. Non que j'en refusais la possibilité ou ne la désirais pas, mais elle échappait à mon champ de vision, à mon horizon mental. De la même manière un cul-de-jatte envisage rarement de devenir champion de ski.
J'écrivais inlassablement, comme un bœuf tire une charrue, avec l'avantage sur l'animal d'éprouver de la passion et m'autoproclamer écrivain alors que le bœuf ne se nomme pas lui-même bête de somme. Je possédais un peu plus que lui la conscience confuse de l'utilité de mon geste, qu'un avenir était contenu là-dedans. Mais utilité à quoi, avenir pour qui ? Je n'en savais foutre rien et ne me posais pas la question : j'écrivais.



6



Un peu avant mon départ de Montpellier, un type se prenant pour Bukowski a failli me casser la gueule en apprenant que je travaillais depuis cinq ou six ans sur mon roman. J'en ai tiré une leçon : mieux vaut écrire vite.
Vers 2000 je vivais à Strasbourg en couple et touchais le RMI. L'envie d'être publié grossissait. Je découvrais Internet avec ravissement et horreur. Des milliers de lecteurs potentiels, des centaines de nuls écrivant n'importe quoi n'importe comment. Je me fritais avec tout le monde. Les forums littéraires ressemblaient à une foire d'empoigne et les insultes fusaient sec. Je voulais secouer tout ça, susciter des réactions, confronter les internautes à leur médiocrité et leur incohérence, et qu'ils m'aiment. Je fabriquais en direct mon personnage de konsstrukt, belliqueux, hargneux et sardonique, et découvrais en tâtonnant les thèmes qui m'obsédaient – la noirceur, la violence, la dinguerie individuelle ou collective, le sordide et le glauque en général. Quelques-uns appréciaient. La plupart méprisait ou détestait. Je me faisais virer de presque partout avec pertes et fracas, ce qui représentait pour moi un genre de victoire. L'avis négatif dont je suis le plus fier est celui-ci : « on dirait un mélange de Baise-moi, Mein Kampf et la Bible. »
Certains de mes meilleurs amis datent de cette période.
J'ai terminé mon premier roman sérieux, Les mouches mortes, qui a intéressé une éditrice chez Fayard mais pas assez pour qu'elle le signe, puis produit quantité de longues nouvelles et de poésie, tout ça tournant inlassablement autour du même pot, exprimant quelque chose qui me semblait essentiel mais sans aucun souci de travailler la langue.
En 2004 ou 2005, suite à une dénonciation, la brigade des mineurs a débarqué chez moi, perquisitionné mon appartement, saisi mon ordinateur et m'a placé en garde à vue à fin d'interrogatoire. Il apparaissait qu'un extrait du roman de science-fiction que j'avais mis en ligne quelques mois auparavant constituait une apologie de la pédophilie et que d'autres textes également présents sur mon site, pornographiques mais pas délictueux en soi, avaient été lus par des mineurs.
J'ai subi une expertise psychiatrique de haut vol (on m'a demandé si je croyais que la fiction que j'écrivais était vraie) ainsi qu'un rappel à la loi. On ne m'a pas rendu mon ordinateur, qui croupit encore sans doute, sous scellés, dans les sous-sols du commissariat principal de Strasbourg. Je me l'étais procuré en arnaquant une société de crédit revolving, je m'en foutais.



7



Ne possédant plus d'ordinateur ni de quoi en racheter un, je me levais chaque matin vers neuf heures pour me rendre dans un cybercafé qui permettait de payer au mois. Je m'installais devant un poste, écrivais pendant deux ou trois heures et balançais le résultat aux quatre vents sur Internet. Facebook n'existait pas encore mais à part ça tout y passait : forums par dizaines, blogs et sites collaboratifs comme s'il en pleuvait, boîtes mail d'auteurs que j'admirais et dont j'avais réussi à trouver l'adresse électronique, je prenais pratiquement plus de temps à expédier au monde entier mes pages qu'à les rédiger. Ben Vautier, Despentes et Jaenada m'ont soutenu, Sfar m'a envoyé chier, Echenoz m'a adressé une réponse incompréhensible mais incontestablement gentille, P.O.L. s'est montré courtois et curieux. Je n'ai pas gardé en mémoire tous mes involontaires correspondants. J'étais vraiment l'emmerdeur de service, obstiné et increvable, personne n'échappait à mes envois quotidiens.
À partir de treize heures et jusqu'au lendemain, je glandais. Je bouquinais beaucoup ; je buvais encore plus.
J'écrivais sans plus savoir pourquoi. Habitude. Désir de fuir une routine amoureuse qui me fatiguait mais que je redoutais de briser. Intuition que plus aucune autre activité n'était possible, qu'un cap avait été franchi, qu'aucun métier normal ne voudrait plus jamais de moi. Des gens me lisaient. Ils constituaient une motivation supplémentaire.
Parmi tout ce fatras de proto-romans un manuscrit est sorti du lot. J'ai peur, paru à La Musardine en 2007, est devenu mon premier livre publié.
J'apprenais petit à petit les techniques pour ne plus simplement aligner des phrases mais fabriquer de la narration et de la littérature. Je lisais des bouquins théoriques m'aidant à creuser cette question.
J'ai peur m'a donné envie de vivre de mon écriture. J'ai tenté le coup. Je suis devenu pendant deux ans rédacteur de fausses lettres de cul pour un magazine que je n'ai pas le droit de nommer et surtout auteur d'une demi-douzaine de romans pornos pour La Musardine, avant que les difficultés économique de mes employeurs ne les forcent à se passer de moi.
Mon éditeur, Esparbec, à force d'intransigeance et de rigueur, m'a appris mon métier bien mieux que tous les bouquins que je lisais pour m'instruire.
Je me suis fantasmé en écrivain-mercenaire, torchant chaque année pour gagner sa vie trois romans de gare et écrivant en parallèle son grand-oeuvre, mais l'époque avait passé. Je l'avais ratée d'au moins vingt ans. L'écriture alimentaire, devenue paradoxalement une occupation artistique comme les autres, ne rapportait plus rien à personne.
Dommage.



8



Mes manuscrits ne correspondaient pas à ce que publiait La Musardine. Les gros éditeurs ne voulaient pas de moi non plus.
J'écrivais du matin au soir pour me soustraire à une vie conjugale me donnant envie de mourir. Je commençais un roman, travaillais le texte avec acharnement, le terminais quelques mois plus tard, recommençais. Je rédigeais beaucoup de poèmes racontant ma vie dans ce qu'elle avait de plus quotidien et trivial.
Bon à rien à part fabriquer de la littérature, ne désirant rien d'autre de toute façon, la situation semblait sans issue.
Par habitude je continuais à disperser mes textes sur Internet. J'ai envisagé de créer ma propre maison d'édition. Le courage m'a manqué. Je me sentais coincé, perdu.
J'ai publié une revue en ligne qui a rassemblé toute une bande de laissés-pour-compte dans mon genre mais le sens de ces activités m'échappait de plus en plus. Ça commençaient à ressembler à une sale habitude, le genre de comportement répétitif qu'on observe chez certains animaux d'appartement souffrant de leur condition.
À trente-cinq ans, troisième fuite. Le sentiment de tourner en rond dominait ma vie. Je comprenait qu'un truc clochait dans mon parcours mais sans identifier quoi.
Vers 2010 j'ai découvert l'univers vaste, compliqué, incohérent et joyeux de la micro-édition. Rivière Blanche, Gros Textes et consorts m'ont tiré d'un mauvais pas comparable à celui qui m'avait mené à Toulouse quinze ans plus tôt.
Auteur inconnu mais auteur quand même – mes livres existaient ! –, presque pas lu mais lu quand même, vivant du RSA mais bouclant mes fins de mois en vendant au black mes bouquins, cette nouvelle existence m'a immédiatement plu.
Pour faire comme mes copains artistes j'ai créé un fanzine et pour faire comme mes copains musiciens j'ai tourné partout en France dans des squats et des bars. Je lisais mes textes, ça rapportait pas grand chose mais je fraudais le train donc c'était tout bénéfice et suffisait à améliorer l'ordinaire.
Quelques années bien remplies ont passé ainsi.
À quarante ans j'ai craint que vers cinquante ce style de vie perde beaucoup de charme. Tricard dans le monde réel et incapable de gagner de l'argent autrement qu'avec le texte, je me suis décidé enfin à jouer à fond la carte « écrivain professionnel ». Je possédais des compétences et quelques contacts. Il suffisait de l'admettre et d'un peu de culot.



9



La première fois qu'on m'a payé pour écrire c'était au lycée. Un type de ma classe m'a donné cinq cent francs pour rédiger à sa place un exposé. De son point de vue de jeune fils de bourgeois de province il s'offrait à bas prix le frisson de la transgression et une brève victoire dans la lutte des classes. Cinq cent balles représentaient pour lui une soirée un peu conséquente en boîte, la bouteille achetée pour épater les filles et rappeler à ses copains qui est le patron. Les possédants grâce à leur fric possèdent tout, y compris les compétences qui leur font défaut. Je n'ai jamais été sensible à la lutte des classes ni à l'aspect symbolique de l'argent : j'ai pris le pognon, acheté des cassettes de Jean-Michel Jarre et Mike Oldfield, écrit l'exposé. Le jeune bourgeois a obtenu treize sur vingt. Ça lui a paru cher payé.
Trente ans ont passé depuis la remise de ce tout premier manuscrit à ce tout premier commanditaire. Désormais toutes mes activités, rémunérées ou bénévoles, officielles ou secrètes, emmerdantes ou amusantes, tournent autour de la production de texte. La plupart de mes amis sont écrivains ou musiciens ou artistes. J'ai quitté pour de bon le monde réel. Les réveils à sept heure trente, les crédits, les divorces, les managers et les fiches de paie n'existent pas là où je vis.
J'ai enfin compris (j'ai mis le temps) ce qu'est un écrivain. J'ai enfin compris (j'ai mis le temps) quelles raisons me poussent à fabriquer inlassablement de la littérature. Je ne me compare plus à un bousier ; plutôt à un boulanger.
Il y a un an trois éditeurs importants se sont intéressés à moi à peu près en même temps. Un truc se passait. Sensation agréable et nouvelle, étrange, d'être un gros fruit mûr prêt à être cueilli. Il a fallu choisir entre les trois. J'ai signé avec les éditions Au diable vauvert.
Après avoir écrit prisonnier de mon existence chez mes parents, SDF, pour fuir l'horreur conjugale, sans penser qu'un seul lecteur me lirait, pour une lectrice unique, dans des fanzines qu'on donnait aux gens au hasard dans la rue, sur des sites Internet où m'insulter constituait l'attraction principale, pour des micro-éditeurs qui sacrifient pognon et vie personnelle dans le but de vendre cent exemplaires par an des livres qu'ils publient, j'habite désormais un appartement dont je paie le loyer et les factures grâce à mes phrases et tous les bouquins que je vais pondre au cours des années qui viennent ont déjà leur place dans le catalogue de mon éditrice. À cinquante ans je n'aurai pas de Rolex, ne serai pas propriétaire, ne posséderai ni voiture ni permis de conduire et si mon rythme de travail ne faiblit pas ma bibliographie comptera une trentaine d'ouvrages.
Pas un si mauvais bilan.



10



Une année après l'autre, plus ça se passe bien dans mon travail, ma tête et ma vie, plus le monde qui m'entoure et m'a en partie constitué souffre et s'effondre avec un enthousiasme enragé. C'est un sentiment mégalomane. C'est une position commode : ne pas en faire partie me rend apte à raconter le cauchemar contemporain.
Au lieu de décrire l'horreur et la tristesse que j'observe et qui ne m'appartiennent pas je pourrais livrer ma méthode pour y échapper. Elle se résume à trois règles, pas de quoi tartiner un roman : arrêtez tout et devenez artiste ou écrivain ; ne vous intéressez plus à rien d'autre qu'à ça et à l'amour ; buvez ou défoncez-vous : identifiez la substance qui vous fait du bien et accrochez vous-y comme un chien à ses puces.
Je sais enfin répondre à ces deux questions que je me pose depuis vingt ans et plus : c'est quoi un écrivain ? Écrire, c'est quoi ?
Parmi toutes les populations inadaptées il s'en trouve quelques-unes qui ont déterminé des stratégies pour ne pas mourir et tentent de les appliquer. Par chance nous habitons une société où des tas de systèmes secondaires existent à l'usage de ceux pour qui le système principal ne convient pas. Le monde du livre en est un. Écrire constitue la réponse à une nécessité intérieure. Désirer gagner du pognon en publiant des livres exprime un désir de survie ou de réussite économique – je suis fier d'être un des rares idiots pour qui l'écriture a servi d'ascenseur social.
Du côté de ma mère je suis le fils d'une immigrée Yougoslave. Du côté de mon père je descends d'un déserteur de l'armée prussienne. J'appartiens à une classe sociale dont 14% des membres effectuent des études supérieures, qui fournit deux à quatre fois plus de chômeurs que la moyenne nationale et a davantage de chances que les cadres de se retrouver un jour en prison. Depuis décembre 2018 et après vingt ans de RSA je tire la totalité de mes revenus de mes activités littéraires.
Écrire consiste en partie à cesser de vivre et devenir témoin. S'exclure du monde, jouir d'une position efficace pour observer comment ça se passe et en rendre compte avec fidélité. Porter le regard sur des zones de la société ou du psychisme que les lecteurs méconnaissent. La littérature qui me plaît est celle qui provoque l'impact le plus mastoc possible sur les boyaux de la tête et du ventre.
Une fois le but et la méthode identifiés aucun don ne s'avère nécessaire. L'acharnement seul paie. Le talent permet juste de gagner du temps. Quand j'ai commencé vingt ans plus tôt à écrire sérieusement beaucoup d'artistes m'environnaient. La majorité a disparu. Certains produisaient une œuvre bien meilleure que la mienne. Le monde les a avalés quand même et transformés en profs ou en employés de bureau. Ils ne manquaient pourtant pas de génie. Mais de courage, oui. De stupide obstination.
Gamin j'ai lu dans un bouquin de Bernard Werber la description d'un piège à ours indien prenant la forme d'un gros rondin de bois relié par une corde à une branche épaisse et sous lequel on installe un appât. L'ours approche. Son crâne percute le rondin. Celui-ci par un mouvement naturel s'éloigne et revient le heurter. L'ours énervé riposte avec plus de force. Le rondin effectue son balancier et retourne dans la gueule de l'animal. Ainsi de suite jusqu'à ce que la tribu bouffe le soir un bon vieux gigot de grizzly.
Ma conclusion se situe exactement à l'inverse de celle de Werber : l'écrivain (mais ça vaut pour beaucoup d'autres contextes), c'est celui qui est assez têtu et possède un crâne assez solide pour péter le rondin à la seule force de sa connerie.

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